1Le terme de plateforme a connu un succès considérable dans les analyses du développement des infrastructures numériques et de la numérisation de la société. Il est aujourd’hui utilisé indifféremment pour décrire des formes très variées de systèmes techniques et d’acteurs économiques, depuis les médias sociaux jusqu’aux systèmes d’exploitation, en passant par les magasins d’applications et les places de marchés. La souplesse et la polysémie de la notion lui ont en outre assuré un usage très large dans les différentes disciplines des sciences sociales s’intéressant au numérique ; elle désigne alors, de façon très large, l’acteur ou le lieu de la mise en relation technique entre des agences hétérogènes. Au fur et à mesure des années 2010, la notion s’est progressivement colorée de teintes plus inquiètes et critiques, à mesure que l’attention s’est portée sur le pouvoir de ces acteurs, notamment sur leur capacité à structurer l’activité des personnes, à transformer, « ubériser » des marchés du travail en en contournant les régulations, à opérer des formes massives de collectes de données sur les activités qu’elles organisent. Le terme de plateforme désigne ainsi une gamme d’agencements très variés qui, selon les terrains et selon l’angle de vue adopté, se caractérise par leur ouverture et leur plasticité, mais aussi par leur pouvoir de contrainte et de structuration des mondes sociaux.
2Sans prétendre faire l’histoire de la notion et de ses usages dans cette introduction, il peut être utile de rappeler certains jalons académiques, qui permettent de mieux cerner les différentes questions qui imprègnent le terme de plateforme. C’est dans l’analyse de la production par les sciences de gestion que la notion de plateforme apparaît pour la première fois au cours des années 1990 ; elle désigne alors des infrastructures génériques susceptibles de remplir une pluralité de fonctions. Le platform thinking (Sawhney, 1998) a ainsi pour objectif de rendre plus efficace la production simultanée d’une gamme de produits qui vont être déclinés autour d’éléments communs le plus standardisés possible (sous-systèmes, interfaces entre les modules…). Le platform design permet dans la phase de conception d’organiser au mieux l’articulation des différents composants du produit, de générer plusieurs projets à partir d’une même architecture. On utilise aussi des plateformes communes dans la phase de production. C’est notamment une des voies utilisées pour solidifier des alliances entre firmes. Renault et Nissan ont ainsi mis au point des plateformes qui ont permis de faire jouer à plein les économies d’échelle (Segrestin, 2016). Dans les années 1980, les plateformes furent d’abord analogiques et elles devinrent numériques la décennie suivante (Meyer et Utterback, 1992). Avec le numérique, les plateformes ne se contentent plus de rendre la production plus efficace au sein d’une firme (plateformes fermées) ou d’un groupe de firmes (plateformes ouvertes), elles permettent d’articuler des activités connexes, voire concurrentes. Ainsi, lors du débat sur les autoroutes de l’information qui précède la généralisation d’Internet (Flichy, 2001), Mitch Kapor (1992) propose la mise en place d’une plateforme ouverte qui articulerait les réseaux de voix, de données et d’images. Avec Internet qui réalise le projet de Kapor, la plateforme devient un « intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou biens édités ou fournis par des tiers. Au-delà de sa seule interface technique, elle organise et hiérarchise les contenus en vue de leur présentation et leur mise en relation aux utilisateurs finaux » (Conseil national du numérique, 2015, p. 59).
3La notion de plateforme est également au centre du renouveau de l’économie industrielle, au début des années 2000, avec la théorie des « marchés bi-faces » puis des « plateformes multi-faces » (multi-sided platforms) (Caillaud et Jullien, 2003 ; Rochet et Tirole, 2003 ; Parket et Van Alstyne, 2005 ; Evans et Schmallensee, 2007). L’idée centrale de ce courant théorique est que, sur certains marchés, pour décrire certains types de services, le modèle de la firme acquérant des ressources pour fabriquer un service livré aux consommateurs est inadéquat ; il faut lui privilégier un modèle d’entreprise « plateforme » qui organise des relations entre les acteurs. Le programme de recherche consiste alors à examiner les externalités à l’œuvre entre les différents acteurs présents sur la plateforme, les stratégies de prix possibles pour les plateformes (subventionner certaines parties, élever les prix pour d’autres) et examiner l’effet des dynamiques concurrentielles sur les équilibres ainsi construits. Au-delà de son élégance théorique et mathématique, cette approche économique doit sans doute son succès à ce qu’elle fournit un modèle de description assez réaliste de l’activité des plateformes numériques et de leurs enjeux stratégiques : faut-il subventionner les utilisateurs (par la gratuité) et faire payer les entreprises ? Prélever une légère commission sur les vendeurs comme sur les acheteurs ? La notion de plateforme multiface a d’ailleurs été reprise dans des ouvrages d’orientation plus stratégique et gestionnaire, visant à fournir à éclairer décideurs et managers sur les enjeux de la construction de plateformes numériques (Evans et Schmalensee, 2016 ; Parker et al., 2017).
4Comme nous l’avons indiqué plus haut, le terme a été de plus en plus employé par les acteurs comme par les chercheurs et analystes pour désigner les infrastructures numériques. Alors qu’à la naissance du web à la fin des années 1990, on utilise la métaphore de la place du marché, l’expression plateforme se diffuse avec le web participatif ; elle est d’ailleurs au centre de la définition très souvent citée du web 2.0 par Tim O’Reilly (O’Reilly, 2005). Ce déploiement s’est accompagné, au sein des media studies en particulier, de moments de réflexivité, les chercheurs s’efforçant à la fois d’expliciter la notion et de rendre compte de son succès. Gillespie (2010) estime ainsi que le terme, qui est au cœur du développement du web participatif, doit son succès à son ambiguïté sémantique et politique ; sa plurivocité permet à des acteurs hétérogènes de s’y retrouver, et masque un certain nombre d’enjeux et de divergences d’intérêt, essentiellement au profit des acteurs des plateformes eux-mêmes. Il relève ainsi quatre signifiés du terme anglais platform, quatre connotations embarquées par son usage : un sens computationnel d’infrastructure générique et ouverte ; un sens physique et architectural d’espace où se tenir pour prendre la parole (l’estrade) ; un sens figuratif de fondations ; un signifié politique de programme d’action partagé. Les grands acteurs du web social tels que YouTube et Facebook gagnent à être désignés par un terme embarquant, plus ou moins explicitement, ces différents signifiés, suggérant qu’ils donnent la parole aux masses dans un programme général de démocratisation : « [platform] suggests a progressive and egalitarian arrangement, promising to support those who stand upon it [1][1]« [Le terme de plateforme] suggère un arrangement progressiste…» (ibid, p. 4).
5Le programme de recherche pour l’étude des plateformes numériques a ainsi pu être explicité de différentes façons. Pour aller au-delà de la critique très générale des plateformes comme lieu de pouvoir (Beer, 2009), Monfort et Bogost (2009) estiment que la tâche des platform studies est d’étudier les plateformes numériques dans ce qu’elles ont de spécifique, c’est-à-dire leur aspect computationnel et la façon dont les actions et interactions sont structurées par le code. Élargissant légèrement le propos, Gerlitz et Helmond (2013) et Helmond (2015) invitent à décrire la « logique techoculturelle » déployée par les plateformes, la façon dont, tant dans leur code que dans les récits qu’elles construisent, elles structurent les activités qui s’y déroulent. Ils mettent également l’accent sur le processus de plateformization, c’est-à-dire le mouvement par lequel les acteurs numériques formatent en retour l’environnement dans lequel elles s’inscrivent, qu’il s’agisse des stratégies des acteurs, des environnements techniques voisins ou de la division du travail (Kelkar, 2018). Le programme de recherche dessiné par les platform studies se rapproche alors de celui des infrastructure studies, en s’attachant à décrire la manière dont, dans le temps, les acteurs des plateformes « construisent des écosystèmes » en transformant leur environnement (Plantin et al., 2018).
6De fait, sans que le projet méthodologique en soit toujours systématiquement explicité, de très nombreux travaux sur les plateformes de médias sociaux, dans la revue Réseaux comme ailleurs, se sont attachés à mesurer la réalité de la promesse capacitante des plateformes, tout en prêtant attention aux effets profonds des fonctionnalités et contraintes techniques des plateformes. Les travaux sur l’autopublication (de texte, musique, photos, vidéo…) décrivent ainsi tout à la fois les opportunités construites par la participation aux plateformes numériques et les formes de réification et d’instrumentalisation de la sociabilité qui s’y développent (Levrel, 2006 ; Fluckiger, 2006 ; Beuscart, 2008 ; François, 2009) ; les recherches sur les avis de consommateurs montrent l’importance des appropriations du dispositif par les consommateurs et les bénéfices tirés de l’activité d’évaluation, tout en soulignant l’instrumentation et l’orientation de ces productions par les plateformes (Beaudoin et Pasquier, 2014) ; etc.
7Conçues principalement pour décrire les médias sociaux, ces formulations du programme de recherche d’étude des plateformes peuvent être aisément transposées pour décrire la nouvelle génération de plateformes, centrées sur l’échange de biens et de services, dont le nombre et les usages ont explosé au cours des dernières années. Un très grand nombre d’activités ont en effet été récemment « plateformisées » : la vente d’objet de seconde main, qui a bénéficié de la croissance de plateformes généralistes ou spécialisées qui prennent le relais d’eBay ; le partage de trajets ; la location de biens et d’objets entre particuliers ; l’échange de services pour de menus travaux, rémunéré ou non ; la livraison de repas ; les prestations immatérielles (travaux de graphisme, d’informatique, d’écriture) ; etc. Si beaucoup de plateformes échouent, nombreuses sont aussi celles qui connaissent un succès considérable, au point de créer des inquiétudes légitimes des parties prenantes quant à la transformation de la nature de l’activité qui a été plateformisée. Dans ce processus de plateformization, la mise en forme de l’activité par le site la rend à la fois plus accessible – faisant ainsi exploser, par exemple, la pratique du covoiturage, de la location entre particuliers ou de la vente d’objets faits maison – et potentiellement porteuse d’expériences et de significations différentes : le covoiturage systématique peut être plus de l’ordre de l’activité marchande que du partage, l’entraide entre voisins ressembler de plus en plus au travail au noir, la mise en relation des offreurs et demandeurs de travail freelance fonctionner comme une mise en concurrence généralisée.
8Le déploiement rapide de ces plateformes a ainsi pu faire l’objet de trois grands types d’analyse. La première perspective s’inscrit dans la ligne du développement des médias sociaux et de l’autopublication. De même que les blogs ont permis à l’individu ordinaire de contourner les gatekeepers du discours public (journalistes et experts de tout poil), de même les amateurs et les multiples pratiquants du do it yourself ont trouvé dans les plateformes un moyen de se rendre visible et de trouver un public. Internet facilite non seulement la démocratisation de l’expression publique, mais aussi celle de l’activité productive. Certes, ce travail en marge, « à côté » (Weber, 1989), cet « autre travail » (Flichy, 2017) faiblement reconnu, souvent considéré comme un simple loisir dure depuis près de deux siècles, à la frontière du monde du travail. Ces activités restaient néanmoins cantonnées dans la sphère de la famille et du voisinage, dans un écosystème local et fermé. Elles prennent une tout autre physionomie avec le numérique et plus précisément le développement des plateformes. En contournant les gatekeepers du commerce classique, des activités artistiques et artisanales, de la cartographie, de la cuisine, de l’hébergement ou de la mobilité, des individus ordinaires peuvent se faire connaître et trouver un public. Les plateformes facilitent l’échange à un niveau parfois mondialisé, autorisent une démocratisation des jugements (avis et commentaires), proposent une hiérarchie des offres et synthétisent les qualités. Ce sont des outils de confiance et de sécurité. Ces nouvelles activités de travail facilitées par les plateformes souvent réalisées à titre secondaire peuvent devenir une activité principale réalisée comme travailleur indépendant. On retrouve ainsi la vielle revendication ouvrière d’abolition du salariat, ou plus modestement cette demande d’une plus grande autonomie et cette volonté de redécouvrir le sens du travail, qui pourraient toutes deux être facilitées par le numérique (Ughetto, 2018).
9Une deuxième approche, articulée autour des termes « économie du partage » ou « consommation collaborative », met l’accent sur la généralisation d’activités ordinaires d’entraide et de partage, sur le passage à l’échelle des pratiques d’échanges horizontaux distincts des gestes de consommation ordinaire (Bostman et Rogers, 2011) ; elle met en avant les opportunités offertes par le changement d’échelle des pratiques, en termes de capacités des personnes comme en termes de réduction de l’empreinte écologique (Novel, 2013 ; Peugeot et al., 2015).
10Ces deux perspectives paraissent bien enchantées aux analystes de la « gig-economy » ou de la « on-demand economy ». Ceux-ci insistent sur le formatage de l’activité des contributeurs par les plateformes. Ils dénoncent l’exploitation du travail mise en place par les plateformes, la mise en concurrence des participants, entre eux et avec les salariés classiques (Kenney et Zysman, 2016), la dénaturation marchande des activités plateformisées (Slee, 2017). Certains voient dans cette nouvelle forme du capitalisme la volonté de remettre en cause les acquis du salariat (Linhart, 2015), ou de revenir à un système pré-capitaliste de paiement à la tâche (domestic system). D’autres dénoncent la volonté de faire travailler le consommateur (Dujarier, 2008 ; Tiffon, 2013) qui se substitue au fournisseur de service. Plus largement, tout individu, dès qu’il est présent sur le web ou sur les réseaux sociaux, produit de la valeur, réalise un travail gratuit, accaparé par les grandes entreprises du Net (Terranova, 2000). Pour les partisans de la thèse du digital labor (Scholtz, 2012), le champ de l’exploitation capitaliste s’étend à toutes les activités humaines. Aucune sphère sociale n’échappe à l’emprise du capitalisme numérique.
11Il nous semble qu’aucun de ces récits ne rend compte à lui seul de façon satisfaisante de la plateformisation du monde, tout en fournissant des points d’appui utiles pour son étude. Les études empiriques qui sont réalisées sur telle ou telle plateforme et notamment celles présentées dans ce numéro montrent que les plateformes présentent souvent des caractères contradictoires. Selon les cas et selon les mondes sociaux où elles se développent, la mise en forme des activités sera plus ou moins forte et contraignante, la concurrence plus ou moins vive, les capacités d’action plus ou moins bien distribuées. Il n’y a pas un mouvement unique de plateformisation du monde, mais plusieurs, concurrents, portés par des acteurs et des utilisateurs différents.
12De fait, les études empiriques disponibles sur ces objets encore récents opèrent des constats nuancés, plus ou moins proches de l’un ou l’autre des grands récits selon le type d’activité, de plateforme ou de population étudié. Bardii et Eckart (2012) montrent ainsi la prégnance de la dimension marchande et l’absence de sociabilité dans la location de voiture entre particuliers ; Peugeot et al. (2015) observent la primauté des motivations économiques des échanges, mais aussi le plaisir des sociabilités qui les accompagnent. Jacquet (2015) souligne le formatage et la standardisation des offres et des offreurs sur AirBnb ; Trespeuch et al. (2019) décrivent une tension entre un mouvement de rationalisation des interactions et le déploiement de rencontres et d’échanges purement désintéressés. Beauvisage et al. (2018) suggèrent que les plateformes redynamisent les formes de travail à côté, petites activités et opportunités économiques, tandis que Flichy (2017) resitue la participation aux plateformes dans un mouvement plus large de réappropriation de l’activité de travail. Lee et al. (2015) comme Rosenblat et Stark (2016) montrent les formes de contrôle exercées par les plateformes sur les chauffeurs de VTC, et les stratégies de résistance limitées de ces derniers ; à l’inverse, Ticona et Mateescu (2018) observent que, pour les travaux de care, les plateformes sont le support d’une tâche d’explicitation des tâches et des contrats qui peuvent être bénéfiques aux travailleurs. Les contributions réunies par Abdelnour et Bernard (2018) insistent sur la capacité des plateformes de mobiliser le travail en dehors des cadres réglementaires. Fitzmaurice et al. (2018) décrivent de leur côté les offreurs de services comme engagés dans la construction de formes de marchés alternatives, plus personnalisés et moralement contrôlés. Cette liste aucunement exhaustive de premiers travaux dessine un panorama nuancé, marqué à la fois par la forte instrumentation des activités par les plateformes et par la diversité des formes d’engagement dans les activités, qui dessinent des situations plus ou moins marquées par l’encapacitation de certains agents ou par la réduction de leur autonomie. Dans tous les cas, ils montrent que la description adéquate de la redistribution de l’agentivité opérée par les plateformes requiert de combiner une analyse précise de l’activité mise en forme par les sites avec une compréhension plus large des logiques d’action, des ressources et des contraintes des participants.
13C’est à cette tâche que se proposent de contribuer les deux numéros que nous allons consacrer aux plateformes numériques : conduire des analyses qui rendent compte à la fois de travail et du pouvoir des plateformes (dans leur capacité à établir des cadres, dessiner des catégories, mettre en formes les relations, guider les rémunérations) et de l’engagement des participants dans les activités de plateforme, qu’il faut resituer dans un ensemble plus large de sens et d’activités. Ce numéro porte sur les plateformes de service et le suivant traitera des plateformes médiatiques en ligne.
14L’article d’Anne Aguiléra, Laetitia Dablanc et Alain Rallet étudie un cas emblématique, celui des livreurs à vélo. L’originalité de cet article est de présenter une analyse globale de cette activité et de s’appuyer sur une enquête réalisée auprès des coursiers, sur leurs conditions de travail. L’économie de ce type de plateformes est encore très instable. De nombreuses sociétés ont fait faillite et celles qui restent en place se trouvent face à une équation économique difficile. La propension du client à payer étant faible, les recettes viennent principalement de la commission laissée par le restaurateur qu’il est difficile d’augmenter dans un marché concurrentiel. La plateforme ayant d’importants coûts fixes, sa principale marge de manœuvre est la rémunération du livreur qu’elle cherche à réduire. Les livreurs qui sont payés à la course doivent donc intensifier leur travail, en ne respectant pas les règles de la circulation ou en remplaçant leur vélo par des engins motorisés. Si à l’origine, les livreurs menaient cette activité en plus d’une autre ou étaient étudiants, la part des professionnels a depuis augmenté de façon importante, il s’agit d’une activité adoptée par des jeunes peu qualifiés.
15C’est une autre situation très médiatisée qu’étudient Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo Santos, celle du crowdsourcing de micro-tâches popularisé par le Mechanical Turk d’Amazon. Plutôt que de revenir sur la plateforme américaine souvent citée, les auteurs ont choisi d’étudier le cas français de Foule Factory. Si le modèle affiché est celui de la marchandisation de petits moments perdus où on peut accepter de faire des tâches sans intérêt pour quelques euros, on constate cependant que certaines personnes y passent de longues périodes de temps, dont seule une partie est monétisée. La spécificité de cette enquête ethnographique vient de l’observation du forum. Ce qui était à l’origine un espace d’entraide est devenu un espace de sociabilité en ligne où on est d’autant plus prêt à y passer du temps que les tâches manquent (Foule Factory a effectivement du mal à trouver des clients). Mais ce plaisir de converser en ligne, s’il semble bien réel, sert aussi les intérêts de la plateforme qui dispose ainsi toujours de « fouleurs » disponibles.
16Les plateformes étudiées par Bruno Chaves Ferreira, Anne Jourdain et Sidonie Naulin s’inscrivent dans un autre domaine : celui des amateurs ou des pluriactifs qui présentent des objets faits main sur Etsy ou viennent faire un repas à domicile (la Belle Assiette). Ces deux plateformes se caractérisent, comme bien d’autres, par de fortes inégalités d’activités et de revenus. La classique loi de puissance relevée par de nombreuses études sur les pratiques culturelles en ligne (Beuscart et Couronné, 2009 ; Beaudouin et Pasquier, 2014) s’applique à nouveau ici. Tout en présentant leurs résultats en termes de démocratisation des pratiques, les auteurs s’attachent à expliquer avec précision leur méthode. On trouvera ainsi dans cet article une présentation claire et fort utile des intérêts et limites de la technique du web scraping.
17La littérature sur les plateformes insiste à juste titre sur le fait que ces dernières cadrent l’intermédiation entre les deux acteurs mis en contact (vendeurs et acheteurs, offreurs et utilisateurs de service). L’originalité de l’enquête réalisée par Adrien Bailly et Florent Boudot-Antoine sur une plateforme de location de voiture (OuiCar) et une autre de prêt d’objets (Mutum) est de montrer que, pour que l’échange puisse s’établir, il est nécessaire que les deux partenaires dépassent, déforment et transgressent le cadre établi par la plateforme. En définitive, la structuration importante des échanges par les plateformes n’empêche pas d’observer ce que la littérature interactionniste sur la relation de services a déjà amplement montrée : la co-production du service par les deux interactants.
18Les plateformes ne sont pas seulement des dispositifs d’intermédiation entre des particuliers, elles jouent également un rôle important dans les entreprises pour tenter d’associer les consommateurs à l’innovation (Gayoso, 2015) ou aux marques. C’est justement ces community managers chargés d’animer les communautés de fans que Thomas Jammet a observés. La volonté d’écouter les internautes et de les regrouper dans des espaces où les fans pourraient échanger est une des constantes du marketing 2.0. Mais les professionnels chargés d’animer ces communautés sont toujours tiraillés entre d’une part l’inconstance des fans qui sont loin d’avoir le même attachement à une marque que les fans de musique et leur dépendance vis-à-vis des plateformes de médias sociaux. L’article montre notamment comment la modification de l’algorithme de Facebook oblige les community managers pour rester visibles à modifier leurs messages et à faire avant tout des publicités payantes ; c’est un cas d’école de plateformisation, dans lequel la modification d’un algorithme de la plateforme fait évoluer l’ensemble d’un écosystème professionnel.
19On trouvera enfin en varia deux articles. Le premier s’intéresse à la construction de la valeur des images d’actualité. À partir d’une enquête ethnographique au sein du service photo de l’Agence France-Presse, Valentina Grossi retrace les processus par lesquels se construit la valeur des photos ; elle montre qu’ils impliquent des dispositifs d’assemblage, des formes d’anticipation des publics, des normes professionnelles, et varient selon les images et leurs destinations. Dans le second article, Céline Borelle propose un état des lieux des travaux sur les interactions entre humains et êtres artificiels. Elle s’attache en particulier aux recherches ayant remis en cause le grand partage entre hommes et machines, pour constituer l’ontologie non pas comme un point de départ, mais comme un objet ; l’enquête porte alors sur les opérations de détermination anthropologique des êtres, sur les formes d’anthropomorphisation des machines. La question de l’ontologie se pose aux usagers au moment d’entrer en relation, motivée par le souci de trouver des modalités ajustées de cohabitation. L’auteur suggère au final d’enrichir ces travaux en prêtant davantage attention à la réflexivité ontologique des acteurs.
Notes
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[1]
« [Le terme de plateforme] suggère un arrangement progressiste et égalitaire, qui promet un soutien à ceux qui s’y tiennent. »