Pour
son implication dans la conception de l’un des dispositifs, les auteurs
remercient Liviu-Adrian Cotfas, maître de conférences au département
d’informatique et de cybernétique économique de l’Université de Bucarest
et chercheur postdoctoral au sein du laboratoire ELLIADD en 2018
- 1 Par un jeu hilare des conditions, en 1989, l’informaticien John Romkay, de la société américaine In (...)
1L’Internet
des Objets (IdO) est une nouvelle étape dans l’évolution des
technologies de l’information et de la communication (TIC) : celle
de leur imbrication avec les objets physiques de notre environnement.
Les objets les plus simples (par exemple grille-pain1, bracelet, chaussures) et les plus complexes (par exemple smartphone,
voiture) deviennent des objets qui étendent les logiques
d’automatisation et d’assistance dite intelligente. L’évolution vers une
informatique ubiquitaire entraîne, à l’instar du passage de l’écrit à
l’ordinateur, des changements politiques, culturels, religieux et
modifie nos pratiques d’apprentissage (Serres, 2007).
- 2 Sans être vraiment équivalentes, pour « formation hybride » on retrouve plusieurs expressions proch (...)
2Les
TIC favorisent l’introduction d’activités asynchrones et à distance
pour compléter la formation en présentiel. De plus, la mobilisation de
ces technologies dans les scénarios pédagogiques stimule la combinaison
entre la formation à distance et la formation en présentiel. Si une
telle articulation est portée par un environnement informatique pour
l’apprentissage humain, on parle d’une formation hybride2
(Charlier, Deschryver et Peraya, 2006 ; Charnet, 2016). Notre recherche
s’intéresse aux possibilités et conditions de formation dans le
contexte de l’IdO. Nous soutenons la thèse selon laquelle les objets
connectés (OC) constituent des outils pour la médiation des savoirs
scientifiques, en facilitant l’observation et en stimulant
l’interprétation de l’environnement grâce à leurs capteurs. Dans cet
article, nous interrogeons les enjeux de l’usage des OC pour
l’apprentissage et les formes d’hybridation qu’ils produisent dans la
formation aux sciences.
3La
première partie décrit le cadre de notre réflexion sur l’utilisation des
OC pour l’apprentissage et la façon dont ils sont exploités pour la
médiation des savoirs scientifiques. Dans la seconde partie, les
résultats d’une expérimentation sont examinés pour mettre en exergue les
nouvelles conditions que posent les dispositifs d’apprentissage des
sciences basé sur des OC. Nous concluons en explicitant les limites et
les atouts, de l’hybridation de la formation aux sciences produites par
l’usage d’OC.
4L’IdO
est complexe à appréhender du fait de la pluralité de ses acceptions et
de la diversité des technologies en jeu (Roxin et Bouchereau, 2017a).
Le concept trouve sa source dans les travaux sur la communication entre
machines, les systèmes cyberphysiques et l’informatique ubiquitaire.
Dans la continuité de l’informatique ubiquitaire, l’IdO est la
proposition de nouveaux contextes d’utilisation des TIC par leur fusion
avec les objets du quotidien (Dourish et Bell, 2011). L’IdO est aussi
compris comme une infrastructure pour la mise en données de
l’environnement dans laquelle les OC sont des producteurs et des
consommateurs de données (Miorandi, Sicari, De Pellegrini et Chlamtac,
2012). Les OC sont les acteurs principaux de l’écosystème de
technologies de l’IdO visant : la captation de données et l’action
sur l’environnement ; l’interconnexion et la communication entre
objets ; le traitement et l’analyse des flux de données massives
(Roxin et Bouchereau, 2017b).
5Nous
avons identifié et défini quatre dimensions afin d’étudier l’IdO :
données, interfaces, pervasivité et agents (Bouchereau, 2018 ;
Bouchereau et Roxin, 2018).
6Les
données de l’IdO sont des grandeurs physiques générées par les capteurs
d’OC et de microcontrôleurs (par exemple accéléromètre, capteur de
luminosité, gyromètre, hygromètre, infrarouge, thermomètre). Les
interfaces des OC sont surfaciques, tangibles et ambiantes ; elles
mobilisent le corps et rapprochent la représentation de l’information de
son moyen de contrôle. La dimension pervasive est la réduction des
contraintes d’accès à l’information dans l’espace et le temps, depuis de
multiples supports, pour télécharger des contenus de types différents.
La dernière dimension correspond à l’agentivité des OC : leur
capacité de décision et d’action reposant sur des méthodes d’analyse de
données et sur des actionneurs (Pramanik, Pal et Choudhury, 2018).
7L’OC
est caractérisé par ses capacités de captation de données et d’action
sur l’environnement, d’interaction (avec l’humain ou avec d’autres
objets) et d’analyse de données. Le mode de fonctionnement de l’OC
repose sur un mouvement allant de l’observation vers l’abstraction. Ce
mouvement débute par des observations sur l’environnement (données),
agrégées et mises en relation (information) pour, in fine, en extraire des connaissances (Qin et al., 2016).
- 3 « Le développement de la culture scientifique va déterminer non seulement une coupure épistémologiq (...)
8L’apprentissage
des sciences et le développement d’une culture scientifique font partie
des enjeux de nos sociétés contemporaines. Selon Morin (2008),
l’augmentation exponentielle de connaissances scientifiques a créé une
rupture entre la culture humaniste et la culture scientifique3.
De plus, si « l’esprit peut accéder aisément aux connaissances de
la culture humaniste », les connaissances dans la culture
scientifique sont enfermées dans des disciplines de plus en plus
spécialisées et s’expriment « dans des langages formalisés
inaccessibles au profane » (Morin, 2008, p. 1635). Dès lors,
l’objectif visé avec une formation hybride est aussi de rendre les
savoirs scientifiques plus accessibles et de stimuler la compréhension.
9Les
matières scientifiques ont été pionnières dans l’introduction des TIC et
dès les années 60, l’ordinateur a été utilisé par les enseignants pour
créer des tutoriels et des simulations, pour la programmation, le calcul
scientifique et l’enregistrement de données (Cox, 2012). Avec le
logiciel LOGO, Papert montre que l’informatique permet la création
d’environnements riches où l’apprenant construit ses connaissances par
l’expérience concrète (Papert, 1994). Cependant, à partir des années
2000, les usages se sont cantonnés à des recherches sur le Web et à la
mise en ligne des cours (Cox, 2012).
10L’étude
de la littérature et des capacités des OC suggère des usages éducatifs
qui rejoignent ceux de la première période d’intégration des TIC. Nous
avons montré (Bouchereau et Roxin, 2018) que les dispositifs
d’apprentissage basés sur des OC se distinguent par l’exploitation d’au
moins une des quatre dimensions de l’IdO (données, interfaces,
pervasivité, agents). Ces dispositifs s’inscrivent majoritairement dans
les conceptions constructivistes et socioconstructivistes de
l’apprentissage (Piaget, 1969 ; Vygotski, 1997). Ils supportent des
activités (individuelles ou collectives) centrées sur l’apprenant où il
expérimente par lui-même. Les dispositifs d’apprentissage visent
l’engagement des apprenants, la contextualisation des savoirs et
l’authenticité des activités.
11Les
dispositifs d’apprentissage identifiés dans la littérature sont basés
sur les interactions entre l’apprenant et l’environnement.
L’apprentissage est un processus d’interaction entre les informations
produites par l’apprenant et par l’OC. Au niveau le plus bas (voir
figure 1), il s’agit d’une interaction entre les données
« captées » par les sens humains et par les capteurs des OC.
La précision des capteurs et leur plage de valeur plus grande permettant
de capter, par exemple, les ultrasons ou les rayons infrarouges,
présentent un intérêt particulier pour l’apprentissage des sciences.
Figure 1 :
interactions entre les informations issues des données recueillies par
les sens humains et les capteurs des OC (Bouchereau, 2018)
- 4 Par exemple, une baleine peut être perçue à tort comme un poisson par analogie aux autres animaux v (...)
12Lorsqu’il
s’agit d’apprendre les sciences, les conceptions élaborées par
l’apprenant pour expliquer son environnement peuvent s’opposer aux
savoirs (Astolfi, Darot, Ginsburger-Vogel et Toussaint, 2008). Ces
conceptions sont ancrées dans le quotidien et sont élaborées
intuitivement à partir des sens et en faisant des analogies avec des
expériences passées (Hofstadter et Sander, 2013)4.
Ce processus est efficace pour s’adapter au quotidien, mais c’est aussi
une « facilité de l’esprit qui se précipite vers une explication
toute prête » (Bachelard, 1993), conduisant à des conceptions
erronées en opposition avec les savoirs scientifiques.
13Démocrite,
père de la science moderne, opposait « la connaissance légitime de
l’intellect à la connaissance bâtarde des sens » (Morel, 1998, p.
8), car il estimait que l’expérience sensible est toujours relative et
incapable de saisir la réalité authentique. La connaissance légitime est
celle de la raison qui, par son exercice, parvient à saisir la réalité
et la rendre intelligible. Les savoirs sont construits par l’adoption de
la méthode scientifique impliquant l’observation rigoureuse du réel, la
formulation d’hypothèses et l’expérimentation (Bachelard, 1993).
L’expérience sensible peut conduire aux savoirs scientifiques à
condition qu’elle soit interprétée et encadrée ; ce n’est pas tant
la quantité que la qualité de l’expérience qui importe.
14Nous
soutenons l’hypothèse que les OC peuvent servir l’apprentissage des
sciences en apportant un cadre pour rendre « perceptibles »
des phénomènes difficilement accessibles aux sens. Le processus de
médiatisation suit le modèle Données-Représentation-Interactions
(D-R-I) : les données captées permettent de générer en temps réel
une représentation d’un phénomène physique avec laquelle l’apprenant
peut interagir. Les OC sont des instruments de mesure et
d’interprétation de l’environnement qui apportent des informations sur
des phénomènes physiques non tangibles.
15Le
modèle D-R-I décrit l’un des processus possibles de valorisation des
capacités des OC et donne lieu à plusieurs implémentations dans le cadre
de la formation aux sciences. Nous distinguons deux implémentations qui
introduisent des formes d’hybridation dans les formations :
l’expérimentation in situ et le laboratoire à distance.
16Cette
approche considère l’OC et ses capteurs comme un laboratoire de poche
que l’on peut utiliser pour réaliser des expériences en dehors de la
salle de classe. Le smartphone, particulièrement, est « un
instrument de mesure puissant au service de la démarche
expérimentale » (Chevrier, 2016) grâce à ses multiples capteurs
(par exemple accéléromètre, gyromètre, thermomètre, microphone, caméra,
haut-parleur). Une fois collectées, les données sont interprétées et
discutées avec l’enseignant.
17La
mise en pratique et les manipulations physiques, même lorsqu’elles sont
courtes, améliorent significativement l’apprentissage en sciences
(Kontra, Lyons, Fischer et Beilock, 2015). La stimulation des fonctions
sensori-motrices est utile, notamment dans le premier temps de
l’apprentissage pour remettre en question les conceptions existantes de
l’apprenant. En devenant plus informelles, ces activités favorisent la
curiosité et la motivation des étudiants en liant les sciences avec les
phénomènes de la vie quotidienne (Suárez, Specht, Prinsen, Kalz et
Ternier, 2018).
18Bouquet
et ses collègues (2019) rapportent comment des microcontrôleurs Arduino
ont été utilisés par leurs étudiants pour expérimenter en dehors de la
salle de classe. Les étudiants, en seconde année d’une filière
scientifique, devaient réaliser trois études : sur les oscillations
mécaniques (accéléromètre), la transmission de la lumière (capteur de
luminosité), la déformation d’une règle (capteur à effet Hall) et la
perte de chaleur (thermomètre). L’objectif était de contextualiser
certains concepts et de familiariser les étudiants avec la prise de
mesures, la calibration et la représentation graphique.
19Cette
approche est motivée par le coût des appareils, qu’il s’agisse de
microcontrôleurs ou de smartphones, et contextualise les concepts
enseignés (Chevrier, 2016). Le coût et le taux d’équipement en
smartphone des étudiants permettent d’individualiser la réalisation des
expériences et chaque étudiant a facilement à disposition un instrument
de mesure qu’il connaît bien. L’expérimentation en dehors des murs
laisse plus de temps avec l’enseignant pour discuter des mesures
collectées et de leurs interprétations, notamment pour évoquer les
problèmes liés à l’incertitude des mesures (González et González, 2016).
20Dans
une configuration inverse, cette approche rend accessibles à distance
les instruments d’un laboratoire physique. Depuis un terminal relié à
Internet, les étudiants accèdent à un environnement virtuel où ils
visualisent les mesures prises par les instruments d’un laboratoire
physique, envoient des instructions et observent les effets de leur
manipulation.
21Un
laboratoire à distance est composé d’instruments scientifiques enrichis
par des capteurs, des actionneurs, des caméras et un moyen de
transmission des données par Internet (Thames, Abler, Hyder, Wellman et
Schaefer, 2011). Les dispositifs de laboratoire à distance se sont
développés dans les années 2000 (Thames et al., 2011). Par exemple, le projet iLab visait la création d’une architecture pour permettre aux étudiants d’expérimenter via le réseau, depuis plusieurs institutions (Harward et al.,
2004). Cependant, ces projets étaient limités en ressource (par exemple
bande passante, mémoire, puissance de calcul) et les instruments
manquaient de fiabilité. Le développement de l’IdO apporte des capteurs,
des actionneurs et des microcontrôleurs programmables à bas coûts et
les moyens nécessaires pour mettre en réseaux les appareils à courte,
moyenne et longue distance (Roxin et Bouchereau, 2017).
22La
mise en place d’un laboratoire à distance dans le cadre de formation aux
sciences et d’ingénierie répond à une volonté de développer
l’apprentissage hybride, en réduisant les contraintes de temps et
d’espace pour expérimenter. Le laboratoire à distance propose une
expérience d’apprentissage proche de la réalité, dans les manipulations
et les procédures à effectuer, avec des coûts moindres et un niveau de
dangerosité réduit (Roschelle, Martin, Ahn et Schank, 2017). Dans un
contexte économique tendu, cette approche permet de limiter les coûts
d’achat de matériel et de maintenance en partageant les ressources entre
institutions. Ainsi, les étudiants ont accès aux instruments de
laboratoire depuis des zones avec des contraintes économiques et/ou
géographiques (Mehmood et al., 2017).
23À travers l’expérimentation in situ
et le laboratoire à distance, nous voyons que les OC sont utilisés
comme instruments de mesure avec l’objectif de faciliter
l’expérimentation. Cependant, il existe peu de données empiriques pour
évaluer les effets des OC sur l’apprentissage des sciences, sur la
motivation des étudiants et leur intérêt pour la science. Les études
existantes comparent l’efficacité de l’apprentissage avec des OC à
d’autres méthodes et auprès d’apprenants dans un cursus scientifique.
Les résultats de ces études tendent à montrer une efficacité équivalente
aux méthodes conventionnelles et un effet positif sur l’intérêt et la
motivation (par exemple Hochberg, Kuhn et Müller, 2018). Ces résultats
rejoindraient ceux obtenus par la méta-analyse effectuée par Bennett,
Lubben et Hogarth (2007) sur les pratiques de contextualisation en
formation scientifique.
- 5 Il s’agit du Master 1 « Produits et Services Multimédia » de l’Université de Franche-Comté (site de (...)
24Nous
avons mené une expérimentation pour étudier les effets, les contraintes
et les enjeux de l’utilisation d’OC pour la médiation des savoirs
scientifiques. L’objectif était d’évaluer la faisabilité de la
conception de dispositif d’apprentissage selon le modèle D-R-I, les
conditions de leur utilisation par les apprenants et le rapport aux
savoirs scientifiques. L’expérimentation s’est déroulée avec des
étudiants en première année d’un master formant aux produits et services
multimédia5. Le
sujet des grandeurs photométriques a été choisi pour intégrer
l’expérimentation dans un cours sur les fondements du multimédia. Les
grandeurs photométriques sont adaptées à notre recherche, car il s’agit
de concepts abstraits et non tangibles décrivant la puissance de rayons
électromagnétiques dans certaines conditions. Nous nous sommes
concentrés sur cinq concepts issus du cours original :
-
flux lumineux : puissance lumineuse d’une source dans toutes les directions ;
-
intensité lumineuse : flux transmis uniformément dans un cône d’angle solide unitaire ;
-
éclairement : le flux reçu par unité de surface de l’élément éclairé ;
-
luminance : l’intensité lumineuse
fournie par l’unité de surface apparente d’une lumière (re)transmise
par une surface éclairée ;
-
température de couleur : mesure caractérisant la couleur apparente d’une source lumineuse.
25En
suivant le modèle D-R-I, nous avons conçu quatre dispositifs
d’apprentissage, chacun portant sur un ou deux des concepts. Notre
hypothèse est que le modèle D-R-I, en augmentant la perception des
apprenants, permet de rendre intelligibles les grandeurs photométriques.
Nous supposons que l’utilisation d’OC comme instruments de mesure
favorise l’engagement des apprenants et que celui-ci est influencé par
la capacité à utiliser les TIC.
26Les
dispositifs d’apprentissage ont été conçus pour permettre des
observations et des expérimentations en lien avec des questions
spécifiques (voir tableau 1). Les questions étaient décrites sur une
fiche destinée à guider les étudiants dans leur manipulation et
permettant de garder une trace de leurs observations.
27Chaque
dispositif incluait au moins un iPad, des objets physiques (par exemple
feuilles, règles, stylos) et une ampoule connectée Philips Hue. Le
dispositif sur la température de couleur comportait un montage Arduino
avec un capteur de lumière visible. Du côté logiciel, nous nous sommes
appuyés sur des applications mobiles existantes :
-
mesure de l’éclairement (Light Meter - iOS, Lux Light Meter - Android) ;
-
conversion entre grandeurs photométriques (Calculs d’éclairement - iOS/Android) ;
-
paramètres de l’appareil photo (Lux - iOS, Light Meter Free - Android) ;
-
grapheur (Geogebra - iOS/Android).
Tableau 1 : questionnements guidant l'apprentissage pour chaque dispositif
28Nous
avons dû développer trois applications pour répondre à des besoins
spécifiques. Pour le dispositif Température de couleur (voir tableau 1),
l’application iOS créée permet de faire varier la température de
couleur de l’ampoule connectée depuis un smartphone. Dans le cadre du
dispositif Propriétés d’une ampoule, l’une des applications web détecte
automatiquement les signes écrits sur une ampoule et affiche des
explications. La détection automatique est basée sur l’outil de vision
artificielle de la plateforme d’apprentissage automatique Google Cloud6.
La dernière est une application web de réalité augmentée pour
représenter graphiquement le flux lumineux, l’intensité lumineuse et
l’éclairement dans l’aperçu de la caméra d’un smartphone.
29Les
participants (N=17) ont été aléatoirement groupés par deux (sept
groupes de deux et un groupe de trois). La moyenne d’âge était de 22,82
ans sur l'ensemble, de 22,45 pour les 11 hommes et de 23,5 pour les 6
femmes. Les données ont été collectées via deux questionnaires,
avant l’utilisation des dispositifs (pré test) et après (post test). Le
but du questionnaire pré test était de déterminer le profil de
l’étudiant (par exemple âge, genre), l’état de ses connaissances sur les
grandeurs photométriques et sa capacité à utiliser les technologies. Le
contrôle des connaissances, validé avec l’enseignant en charge du cours
original, est présent dans les questionnaires pré et post test, et
porte sur les cinq concepts présentés plus haut.
30Pour
évaluer l’influence de la capacité des étudiants à utiliser les TIC sur
leur engagement durant l’apprentissage, nous avons utilisé l’échelle de
mesure du sentiment d’efficacité dans l’usage des TIC (SEP-TIC, (Déro
et Heutte, 2008). Le sentiment d’efficacité personnelle désigne la
croyance d’un individu dans sa capacité à mobiliser ses ressources
cognitives et à faire les actions nécessaires pour accomplir avec succès
une tâche (Bandura, 1997). L’efficacité perçue influence le niveau
d’engagement de l’individu dans une activité, ses efforts, ses prises de
décisions ou encore sa persévérance.
31Le
questionnaire post test comprenait une évaluation quantitative de la
motivation des étudiants ainsi que des questions ouvertes sur les
aspects positifs et les difficultés rencontrées.
32La motivation a été évaluée à l’aide des échelles de mesure de l’intérêt et de l’utilité perçue du questionnaire Intrinsic Motivation Inventory (IMI)7.
Le questionnaire IMI est basé sur la théorie de l’autodétermination
(TAD) permettant d’étudier les facteurs de motivation des individus. La
TAD postule que les individus cherchent continuellement à se réaliser
par la satisfaction de trois besoins psychologiques : l’autonomie, la
relation sociale et la compétence. La satisfaction de ces besoins est la
cause et la conséquence de la motivation des individus et, dans le
cadre de l’apprentissage, détermine l’engagement des apprenants. La
motivation est intrinsèque lorsqu’elle est directement liée à l’un des
besoins psychologiques ou elle peut résulter d’un processus
d’internalisation lorsqu’un motivateur externe (par exemple une note)
est ramené à l’un des besoins. Dans le questionnaire IMI, l’échelle de
mesure de l’intérêt évalue la motivation intrinsèque de l’étudiant
tandis que l’échelle de mesure de l’utilité perçue estime le degré
d’internalisation.
33Après
avoir rempli un questionnaire pré test, les groupes ont utilisé
successivement les quatre dispositifs, dans un ordre aléatoire, puis ils
ont rempli un questionnaire post test. Avant d’utiliser un nouveau
dispositif, un animateur présentait au groupe les objectifs et le
fonctionnement dudit dispositif.
34Nous décrivons ci-après les données quantitatives obtenues via les deux questionnaires : le SEP-TIC, l’intérêt et l’utilité perçue des dispositifs et le contrôle des connaissances.
35Pour
75% des étudiants, le SEP-TIC est supérieur à 34, sur une échelle de 0 à
50, et les valeurs sont concentrées entre 34 et 36. Le SEP-TIC
relativement élevé et regroupé autour de la moyenne est cohérent avec le
profil des étudiants : ces derniers sont issus d’une même formation
impliquant une utilisation importante des TIC.
36Environ
la moitié des mesures de l’intérêt et de l’utilité perçue des
dispositifs sont comprises entre 13 et 17, sur une échelle allant
jusqu’à 20. Un test de corrélation (R de Spearman) montre que les deux
mesures sont corrélées (p = 0,002238) : un intérêt élevé pour les
dispositifs va de pair avec une utilité perçue élevée également. Les
résultats de ces deux mesures semblent indiquer que les dispositifs ont
suscité l’engagement des étudiants durant les activités d’apprentissage.
37Concernant
le contrôle des connaissances, 75% des notes obtenues lors du
questionnaire pré test sont inférieures à 3,12 sur 20 et la meilleure
note est de 7,5. Après avoir utilisé les dispositifs, la moyenne des
notes gagne environ cinq points, 50% des notes sont supérieures à 8,12
et la meilleure est de 15. Ces notes sont individuelles et nous ne
constatons pas de corrélation entre les étudiants d’un même groupe.
38Nous
n’avons pas trouvé de différences dues au genre et les tests effectués
ne montrent pas de corrélation de l’intérêt, de l’utilité perçue et du
SEP-TIC avec la note obtenue au questionnaire post test. Le SEP-TIC ne
semble pas avoir eu d’influence sur l’engagement des étudiants,
représenté par l’intérêt et l’utilité perçue.
39Le
tableau 3 synthétise les réponses des étudiants aux questions ouvertes
sur les aspects appréciés et les difficultés rencontrées avec les
dispositifs d’apprentissage.
Tableau 3 : synthèse des commentaires des étudiants à propos des dispositifs d'apprentissage avec objets connectés
- 8 L’identifiant est composé d’un chiffre, un étudiant particulier, et d’une lettre, correspond à un g (...)
40Parmi
les aspects appréciés, l’autonomie, la manipulation d’objets et
l’utilisation d’OC sont citées ensemble : « La manipulation libre,
l'utilisation des applications » (9F)8,
« Le fait que l'on puisse manipuler par nous-même, utiliser des
applications à l'aide de nos smartphones » (48C). Ces aspects étant les
plus fréquemment cités, ils pourraient expliquer l’engagement des
étudiants constatés avec les échelles de mesure.
41Le
lien entre la théorie et la pratique a été apprécié sous deux angles
différents. D’abord, les étudiants notent que les dispositifs traitent
les concepts théoriques avec des objets du quotidien. Ensuite, ce n’est
pas tant la manipulation en autonomie qui est appréciée que la
possibilité d’observer en temps réel les conséquences des manipulations
et de pouvoir les comparer à la théorie. Toutefois, nous verrons que ce
point peut aussi être un frein à l’apprentissage.
42Le
travail par groupe a amené les étudiants à collaborer pour traiter les
questions associées à chaque dispositif : « Le fait qu'on ait pu
partager des connaissances avec mon binôme et réaliser ses propres
expérimentations » (44I). Pour mener leurs observations et
expérimentations, les étudiants ont dû échanger leurs connaissances et
partager leurs hypothèses avant de conduire leurs observations et
expérimentations.
43Une
partie des difficultés rencontrées par les étudiants est liée aux
ressources dont ils disposaient pour s’aider et au temps imparti pour la
réalisation des activités. Les étudiants pointent l’ambiguïté des
consignes et les problèmes matériels et logiciels. Les autres
difficultés proviennent des conditions d’apprentissage posées par les
dispositifs, en particulier l’autonomie et la confrontation de la
théorie au réel.
44Les
étudiants ont pointé le manque d’accompagnement pour utiliser les
dispositifs et pour choisir les observations et les expérimentations à
effectuer : « Difficulté dans la démarche à adopter, par
où commencer... » (8H). Les animateurs et les feuilles d’activités
devaient assurer une forme de guidage pour limiter la surcharge
cognitive et éviter que l’autonomie devienne contre-productive
(Kirschner et al., 2006). Les résultats montrent que ces solutions n’ont
pas permis d’éviter les effets négatifs de l’autonomie. La
confrontation entre les résultats attendus, en théorie, et les résultats
obtenus, en pratique, a été une source de difficultés pour les
étudiants. Certains étudiants, notamment lorsqu’il s’agissait de
calculer un résultat, cherchent à « coller » à la théorie sans
y parvenir parfaitement : « Trouve[r] la valeur théorique
similaire de nos valeurs pratiques » (33A). Nous revenons sur ce
point dans la section suivante.
45Les
résultats de l’expérimentation, en particulier la progression des
connaissances, suggèrent que le modèle D-R-I peut effectivement rendre
intelligibles les grandeurs photométriques. Ce modèle constitue une
piste de recherche à approfondir pour analyser le rôle des OC dans la
médiation des savoirs scientifiques. Cependant, la portée des résultats
de l’expérimentation est limitée par la taille de l’échantillon et
l’absence d’une comparaison avec une autre méthode d’apprentissage.
D’autres études doivent être menées pour établir les effets du modèle
D-R-I sur l’apprentissage et les facteurs d’influence.
46Nous avons vu que le modèle D-R-I donne lieu à deux formes d’hybridation de la formation aux sciences : l’expérimentation in situ
et le laboratoire à distance. La multiplication des OC, la diversité
des capteurs combinée à leurs coûts moindres rendent la prise de mesure
accessible. Cette possibilité permet de faire sortir les expériences
scientifiques de la salle de classe, d’individualiser les manipulations à
effectuer et de collecter des mesures authentiques.
47À
propos des dispositifs d’apprentissage naissant avec le Web 2.0, Dohn
(2009) affirmait que peu importe leur aspect innovant, ces dispositifs
s’inscrivent toujours dans des pratiques existantes. De même, les usages
des OC sont à rapprocher des pratiques visant à illustrer la science
avec des expériences et en utilisant des objets du quotidien. La
fondation La Main à la pâte et les sites lesdebrouillards.com
et culturesciencesphysique.ens-lyon.fr proposent des activités et des
expérimentations pour rendre la science accessible et attractive. Les OC
sont de nouveaux matériaux d’expérience pour illustrer et favoriser la
compréhension de concepts scientifiques.
48Néanmoins,
l’utilisation des OC pose de nouvelles conditions à la médiation des
savoirs scientifiques, car il ne s’agit pas simplement de disposer d’un
OC pour que l’expérimentation et la science deviennent accessibles. Nous
faisons plusieurs observations à partir des travaux présentés plus haut
et de l’expérimentation.
49Faire
de l’OC un « laboratoire de poche » (Chevrier, 2016) requiert
des connaissances dans plusieurs domaines. L’identification des
concepts que les capteurs d’un smartphone peuvent illustrer nécessite
des connaissances en physique. La conception d’un dispositif
d’apprentissage demande des connaissances en électronique et en
informatique pour récupérer les données des capteurs et les présenter à
l’apprenant. De plus, le mode de récupération des données captées peut
varier d’une marque d’OC à l’autre et aboutir à des mesures différentes.
Par exemple, la mesure de l’éclairement est calculée à partir du
capteur de la caméra pour l’iPhone et du capteur de luminosité pour les
smartphones Android.
50Il
existe des applications mobiles gratuites pour voir les mesures d’un
capteur particulier (p. ex. la luminosité ambiante avec Light Meter Free
(iOS)) ou plusieurs (par exemple l’accéléromètre, le GPS, le gyroscope
et le magnétomètre avec Phyphox ou SPARKvue9).
La difficulté est de choisir parmi les nombreuses applications
gratuites, dont la fiabilité des mesures et l’utilisabilité varient,
parfois à cause de publicités intempestives. Aussi, les connaissances en
informatique restent nécessaires pour adapter des applications, éviter
les publicités ou personnaliser la visualisation des données.
51L’utilisation
d’OC comme instruments d’observation et d’expérimentation implique des
adaptations qui ont des conséquences sur la médiation des savoirs.
52Le
recours aux OC pour la médiation des savoirs scientifiques est
conditionné par les capteurs accessibles et les concepts scientifiques
qu’ils permettent d’explorer. Les travaux des physiciens publiés dans la
revue « The Physics Teacher »10
informent sur l’étendue des possibilités, mais s’adressent à un public
expert. Également, des relais proposent des sélections d’applications,
des tutoriels et des scénarios pédagogiques complets pour utiliser les
OC dans la formation aux sciences. L’Institut français de l’éducation11
(IFE) propose des tutoriels avec des vidéos explicatives et des
sélections d’applications. La plateforme OpenTP développée par des
chercheurs de l’Université de Paris-Saclay a pour but de favoriser
l’utilisation du smartphone et des microcontrôleurs lors des travaux
pratiques de physique12.
53Les
ressources proposées par les relais et les dispositifs conçus pour
notre expérimentation impliquent une transposition didactique visant à
adapter les savoirs à enseigner aux conditions d’apprentissage (Reuter et al.,
2013). S’agissant d’OC, la transposition didactique comprend un travail
supplémentaire de gestion des différences entre les modèles d’OC et
entre les applications. Par exemple, l’accéléromètre de l’iPhone ne fait
pas la différence entre la gravité et l’accélération ce qui signifie
qu’il mesure au repos une accélération g de 9,81 m/s au lieu de 0.0.
Cela doit être pris en compte lors de la transposition didactique afin
de ne pas induire en erreur l’apprenant, par exemple, en donnant
davantage d’explications sur l’iPhone ou en identifiant une application
corrigeant le comportement de l’iPhone (Hochberg et al., 2018).
54La
transposition didactique est d’autant plus importante que l’un des
objectifs de la médiation des savoirs scientifiques avec des OC est
l’autonomie. Les résultats de notre expérimentation montrent qu’il
s’agit d’un aspect critique : les apprenants doivent pouvoir mener
en autonomie des observations et des expérimentations. Ainsi, les
éléments de guidage doivent prendre en compte la diversité des
équipements des apprenants.
55Dans
le cadre de l’apprentissage de savoirs scientifiques, l’autonomie
implique l’adoption d’une démarche scientifique pour émettre des
hypothèses, les tester et les ajuster. Si les mesures des capteurs sont
exploitables dans un cadre pédagogique, elles sont sujettes à une
incertitude (par exemple une mauvaise manipulation) provoquant des
divergences entre les valeurs théoriques obtenues par le calcul et les
valeurs pratiques données par les capteurs. Les résultats de
l’expérimentation montrent que ces différences entre la théorie et la
pratique ont mis en difficulté les apprenants.
56Il
nous semble que ces difficultés sont liées au rapport qu’entretiennent
les apprenants avec les savoirs scientifiques. L’étude menée par
(Maurines, Gallezot, Ramage et Beaufils, 2013) montre que les élèves
tendent à avoir une « image empirico-inductive et réaliste ‘naïve’
des sciences ». Dans l’enseignement, la faible place accordée à la
réalité humaine, sociale et culturelle de la construction des savoirs
scientifiques conduit à leur objectivation. Pourtant, « Toute
connaissance, même la plus physique, subit une détermination
sociologique. Il y a dans toute science, même la plus physique, une
dimension anthropo-sociale » (Morin, 2008, p. 30).
57L’accessibilité
de l’observation et de l’expérimentation apportée par les OC favorise
un rapport aux savoirs scientifiques élaboré du point de vue de leur
construction. Les apprenants doivent adopter une démarche proche de
celle des chercheurs afin de redécouvrir un savoir scientifique,
comprendre son origine et son lien avec l’expérience sensible
quotidienne. Ce changement dans la manière d’étudier les savoirs
scientifiques peut être la source de difficultés pour une partie des
apprenants.
58L’utilisation
des OC rencontre également des limites institutionnelles. Les
institutions sont prises entre des injonctions à l’enseignement des
fondamentaux et un besoin de modernisation en développant la formation
« par » et « aux » technologies numériques
(Cormerais, Le Deuff, Lakel et Pucheu, 2017). Si des initiatives ont
lieu pour favoriser les usages éducatifs des TIC, il existe un décalage
entre cette volonté et la réalité scolaire (Bano et al., 2018).
Plusieurs facteurs peuvent freiner l’utilisation d’OC dans un cadre
pédagogique (Tsinakos, 2013 ; Yu, Lee et Ewing, 2014) :
-
ressources financières limitées ;
-
mesures politiques inefficaces ;
-
manque de compétences numériques ;
-
manque de ressources matérielles ;
-
opinions concernant les effets des appareils sur le bien-être et la santé ;
-
l’utilisation dans un cadre scolaire d’appareils dont les fonctions premières relèvent du loisir.
59L’expérimentation in situ
et le laboratoire à distance contournent l’obstacle financier en
s’appuyant sur les équipements des apprenants et sur les faibles coûts
des capteurs et des microcontrôleurs. La période d’apprentissage qui
serait nécessaire à l’utilisation des équipements prêtés par
l’institution s’en trouve réduite. Cependant, l’utilisation des
équipements personnels des apprenants accentue les problématiques liées à
la sécurité du réseau institutionnel et aux données qui circulent sur
ce réseau. La gestion d’une flotte d’équipements « étrangers »
à l’institution nécessite des changements (Stavert, 2013) : au
niveau de l’infrastructure (par exemple connectivité, prise), des
systèmes informatiques (par exemple chiffrage des données, partage des
ressources), au niveau politique (par exemple encadrement des usages,
sensibilisation aux problèmes de sécurité) et requiert des ressources
humaines pour la maintenance des équipements.
60Dans
cet article, nous avons examiné la manière dont les OC peuvent servir
la médiation des savoirs scientifiques et comment ils contribuent à
l’hybridation de la formation.
61La
multiplication et l’accessibilité d’appareils intégrant des capteurs
entraînent un passage de la rareté à l’abondance de la mesure, ce qui a
des répercussions sur la formation aux sciences. Selon le modèle D-R-I,
l’apprentissage est produit par les interactions entre les données
captées par l’OC et les sens humains. Ce modèle permet deux formes
d’hybridation de la formation aux sciences : l’expérimentation in situ
et le laboratoire à distance. Loin de constituer de véritable rupture,
ces hybridations s’inscrivent dans des pratiques existantes en apportant
l’individualisation et la pratique en dehors des murs de l’institution
des expériences scientifiques pédagogiques.
62Afin
d’étudier les effets, les contraintes et les enjeux du modèle D-R-I
pour la médiation des savoirs scientifiques, nous avons conçu des
dispositifs d’apprentissage pour comprendre les grandeurs photométriques
et mené une expérimentation. La conception de dispositifs
d’apprentissage selon le modèle D-R-I requiert des connaissances en
physique, en informatique et en électronique. De plus, la présentation
des savoirs scientifiques doit être adaptée aux spécificités des
différentes marques d’OC et à la diversité des applications. Les
résultats de l’expérimentation montrent que le modèle D-R-I permet de
rendre intelligibles les grandeurs photométriques. Cependant, des
éléments de guidage sont nécessaires pour développer l’autonomie des
apprenants et favoriser l’adoption d’une démarche scientifique.
63Nos
travaux futurs étudieront les effets du modèle D-R-I sur
l’apprentissage, notamment en comparant à d’autres méthodes
d’apprentissage. Il s’agira également d’interroger la conception des
dispositifs pour accompagner l’autonomie des apprenants et réduire les
difficultés liées au rapport entre théorie et pratique.