Introduction
1Parler de nouveaux environnements d’apprentissage serait-il un abus de langage ? Si l’environnement est ce qui entoure un sujet en train d’apprendre et auquel, l’individu réagit, le milieu donne une acceptation plus large et paradoxalement plus précise de ce qui fait corps avec l’individu lorsque celui-ci apprend. Le milieu est un entre-deux, conjonction d’une intériorité et d’une extériorité, entre ou autour. Alors que l’environnement renvoie à la perspective d’agir sur un extérieur de soi-même, la duplicité du concept de milieu simultanément centre et pourtour nous ouvre la voie à la perspective qu’agir produit un effet sur soi en même temps que sur le monde. Il laisse entendre qu’apprendre et vivre sont synonymes puisque le milieu nous incite à porter notre attention sur ce qui est lié et se transforme de façon continue, pendant que l’environnement place l’individu en extériorité. Devrions-nous alors parler de nouveaux milieux d’apprentissage plus que de nouveaux environnements d’apprentissage ?
2 C’est à cette question que répondra ce texte. Comprendre ce qui fait milieu et les effets de celui-ci sur la posture de l’apprenant et vice-et-versa, ouvre vers des interrogations qui revisitent la question de l’individualisation des apprentissages, de la différenciation pédagogique, par une meilleure prise en compte de la singularité de ce qui existe pour un sujet, de la manière dont il perçoit le monde, et non celle d’un apprenant lambda se glissant dans toutes les situations. Entre reliances et médiances, la notion de milieu ouvre à l’étude des entreliens.
3 L’article est organisé en deux parties plus une conclusion.
- La première partie situe la mésologie et en expose le renouveau au regard des travaux d’Augustin Berque (2014,2017), en la distinguant des notions de contexte, de situation ou de monde. Puis elle identifie les apports de trois disciplines la perspective géographique, la perspective phénoménologique et la perspective biologique. La combinaison de ces apports converge vers l’idée du développement coextensif de l’individu et du milieu.
- La seconde partie montre l’incidence du milieu dans le développement de l’apprenance en passant par le repérage des interactions aux registres multiples, puis étudie les entreliens, pose la limite du ressourcisme et questionne le développement de l’agentivité. Si le milieu est une référence personnelle, la question est pour les concepteurs de dispositifs de savoir quels types d’interventions réaliser pour faciliter la création de milieu d’apprenance.
- La conclusion tire les conséquences en matière de renversement des pratiques d’ingénierie qui pourraient, d’une part, se centrer sur des dispositifs d’autoformation accompagnée, et, d’autre part, sur le primat de liens dynamiques qui renvoie au parallélisme entre vivre et apprendre.
La mésologie ou étude des milieux
Dimensions de la mésologie : éléments de définition
Augustin Berque pour un renouveau mésologique
5 La mésologie a connu plusieurs âges (Victor, 2017). L’âge physique du XVIIe siècle fera l’objet d’une philosophie générale au XVIIIe siècle (posant l’unité de la Nature et de la nature humaine), l’âge biologique ouvrira le XIXe siècle, et l’âge technique prendra le relais au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Au XIXe siècle le milieu est progressivement délaissé pour expliquer les phénomènes scientifiques qu’ils soient physiques ou sociaux. C’est le caractère exhaustif de la mésologie qui précisément précipiterait sa crise épistémologique et son abandon par les chercheurs. Taylan (2014) identifie une tentative de refondation de cette dernière par Durkheim (1903) avec une mésologie qui serait pédagogique. Chez Durkheim, plutôt que d’être l’objet d’une action collective de « l’humanité », le milieu social apparaît aux individus comme un ensemble de contraintes auxquelles ils sont sommés de s’adapter, autrement dit le milieu impose une forme de socialisation par l’éducation et génère une diversité de réalités sociales.
6 Si la notion de milieu a pu véhiculer de nombreuses vertus explicatives au fil des âges et occuper une place importante, il faudra attendre Berque (2017) pour la faire sortir d’un relatif oubli qu’elle traverse depuis le XIXesiècle. S’appuyant sur la géographie et la phénoménologie, le méso et le logos, il lui redonne sa puissance compréhensive.
7 Méso est un néologisme d’origine grecque qui signifie « milieu ». Il est le synonyme « d’intermédiaire ». Ce mot Grec se traduit par medium en latin.
8 Logos vient également du grec et signifie « discours » ou « étude ».
9 En anglais mésologie a été introduit dans le lexique par Field (1839) comme synonyme d’écologie. Plus tard, Haeckel (1866) utilisera le terme d’écologie pour rendre compte des luttes du vivant. En France, Bertillon (1873) introduira le terme de mésologie dans le vocabulaire français, mais le fera glisser d’une signification biologique à une signification plus sociale. Cette science « a pour objet la connaissance des rapports qui relient les êtres vivants aux milieux dans lesquels ils sont plongés ». Il est intéressant de relever que le lexique anglais attribue des nuances différentes au « milieu », et utilise des termes comme « background » pour arrière-plan, « middle » pour moitié, « mid point » pour point intermédiaire, et « midst » pour fondu dans un ensemble. Du côté allemand, on utilise le terme « mitte » pour désigner une place intermédiaire et « umgebung » pour évoquer l’environnement. En France, ces distinctions n’existent pas, la mésologie devient la « science du milieu » [définition empruntée à Robin (1821-1885), disciple d’Auguste Comte] et Berque imposera cette notion pour comprendre et situer les interactions qui se produisent dans des milieux donnés. Grâce à lui, la mésologie va s’imposer pour étudier les milieux d’apprentissage, et s’ouvrir spécifiquement à l’étude des interactions à l’œuvre au sein de ces derniers ; apportant des points de vue complémentaires à la psycho-pédagogie, la méso-pédagogie ou l’éco-pédagogie.
Les mots pour situer l’action d’apprentissage
10 Le terme de milieu apparait porteur pour fonder des recherches en sciences de la formation en vue d’articuler l’individuel, le social et la nature. Les approches existantes peuvent en effet apparaître parcellaires. Si l’approche psycho pédagogique est déjà particulièrement étayée, par exemple, avec les travaux de Bandura (2007 [1986]), il faut tenir compte de la remarque de Fernagu-Oudet (Blandin, 2017, p. 25) pour laquelle il reste à « attribuer une valeur socio-pédagogique » à l’apprendre. L’approche méso pédagogique reste à consolider à côté de travaux anciens, revendiquant l’expression socio-pédagogie [1][1]Pour indice du besoin de creuser la socio-pédagogie, il est à…, notamment ceux de Besnard (1974) qui s’intéressent surtout à l’influence de la société sur les organisations de formation pour adultes, ou bien les travaux de Dumazedier (1980, 1996) qui s’intéressent à l’outillage des autodidactes. Quant à l’approche éco-pédagogique, d’abord présentée avec l’éco-formation (Pineau, 1992), elle commence à sortir du seul enseignement de la nature et de l’éthique environnementale avec des essais de théorisation par l’entrée du biomimétisme et la transformation du vivant de l’intérieur, ou celle de la permaculture humaine (Centemeri, 2019). Dans la veine d’un Rousseau (1966 [1761]) elle nous rappelle que la nature est l’un de nos maîtres.
11 Postulons à ce stade que décrire des phénomènes d’apprentissage à partir du milieu renvoie actuellement à pléthore de notions qui cherchent toutes, à repérer la place de l’apprenant et le rôle des interactions, des dispositifs, des atmosphères ou des ambiances qui accompagnent l’apprentissage. Le problème est qu’elles renvoient à des écoles de pensées différentes, pas forcément compatibles entre elles. Il s’agit des notions de contexte, de situation, de monde, d’univers, d’environnement, de milieu, et d’écosystème. Il est pourtant important de les distinguer les unes des autres car elles impliquent des prismes pédagogiques différents.
La trame de fonds interactionniste
12 Tout d’abord relativement à l’usage du terme interaction, l’analyse proposée se situe dans un cadre interactionniste dans lequel l’humain est une résultante de rapports, (Giddens, 1987) concevant le social comme la production de configurations, les individus étant liés les uns aux autres en société par des liens de dépendances réciproques et asymétriques (Elias, 1991 ; Simmel 1999). Si l’être humain est au carrefour d’une multitude d’influences, l’individualisation en cours le pousse à une plus grande conscience de soi, « l’impression d’être intérieurement quelque chose pour soi tout seul » (Elias 1991, p. 170). L’homme, s’il est le fruit d’une configuration, en est aussi partie prenante. Il puiserait dans son environnement les composantes qui le constituent, d’une certaine manière il aurait la possibilité de se faire par le langage notamment dans une perspective réflexive. Par sa position et son appartenance à une culture, les liens qu’il institue, il serait dépositaire et révélateur de toute la trame sociale. En cela, il ne pourrait jamais se penser isolément des phénomènes sociaux auxquels il est maillé.
Le contexte : une question historique
13 Pour Feuerhahn, (2017), le contexte est plus qu’un arrière-plan allant de soi. Il s’agit des circonstances qui accompagnent une action. Lorsqu’une citation est extraite d’un texte et utilisée mal à propos, elle est dite, « sortie de son contexte » et donc déqualifiée. Le contexte est ce qui explique l’émergence du sens et permet d’affirmer la valeur d’un énoncé. La façon d’éviter de faire du contexte un essentiel statique est alors de penser la contextualisation. C’est-à-dire un apport de détails et de motifs inter reliés qui densifient et diversifient les interprétations possibles. Selon la contextualisation opérée, les connaissances qui en découlent varient. Il y a là l’affirmation d’un relativisme méthodologique et la nécessité de situer le périmètre d’une proposition par exemple dans le périmètre méso. Pour Lahire (1996), la façon de construire une représentation du contexte produit des effets de connaissances spécifiques. La question du contexte est centrale pour les historiens et les sociologues amenés à spécifier des faits dans des temporalités. En sciences sociales, la référence au contexte est une manière possible de relativiser un apport ou une démonstration et d’en atténuer la scientificité.
La situation : un regard sur les activités et le travail
14 Zask (2008), oppose le contexte et la situation. Les caractéristiques d’un contexte sont pensées comme indépendantes des conduites que l’on y réfère, alors que les situations impliquent une action mutuelle. Alors qu’un contexte est un préalable, une situation serait un résultat. La situation est problématisée et il est possible d’agir sur elle. La « situation » est une notion qui a été étudiée par la didactique professionnelle. Pour Pastré (1999), la situation se définit par trois caractéristiques principales :
- Elle est incertaine, c’est-à-dire non programmable.
- Elle est complexe, c’est-à-dire qu’elle forme une totalité insécable.
- Elle est interactive.
16 En tant qu’individu, on peut la transformer tout comme elle peut nous transformer. La situation est donc autre chose qu’un donné extérieur, puisque l’individu interagit avec elle, en psychologie ergonomique, on parlera de conditions internes et externes à l’activité, pour rendre compte de ce qui se passe en situation. L’individu est nécessairement en interaction avec l’environnement qu’il vit.
17 La situation est une notion utilisable au niveau méso, elle est même centrale dans le projet d’analyse de l’activité dont l’enjeu est d’améliorer les pratiques d’ingénierie de formation, en prenant en compte la singularité de l’expérience humaine. Cependant les notions d’activités et de situations ne subsument pas toutes les circonstances d’apprentissage puisque l’individu tire son orientation ontologique par-delà la seule réalisation d’une activité.
18 Autrement dit, à force de limiter la situation à un engagement de l’individu dans une action, sont omis sa trajectoire psychologique, sociale, ses croyances, sa vision du monde, son histoire, ses références et préférences et les frottements de toutes celles-ci avec celles des parties prenantes de l’activité.
Le monde : un effort de cohérence sociologique
19 Pour la notion de « monde », il y a une tradition en sociologie, qui renvoie notamment aux « mondes de l’art » de Becker (1983). L’accent est alors placé sur les relations sociales constitutives de ce qui va devenir un « monde ». Becker propose la définition suivante : “l’ensemble des individus et des organisations dont l’activité est nécessaire pour produire les événements et les objets qui sont caractéristiques de ce monde”. L’idée de monde regroupe une variété d’éléments en interaction qui compose un tout cohérent. De façon presque synonyme la notion « d’univers » se substitue à celle de monde. Il est indifféremment utilisé « le monde ou l’univers de la formation ». Il est encore tôt pour spécifier si les métaverses que les développeurs informatiques développent sont des mondes où se limitent à être des environnements sous contrôle dans lesquels sont invités à évoluer les individus.
20 En résumé, le monde serait un niveau macro englobant toutes les autres notions. Il renvoie à un environnement, un contexte global, à un ensemble d’interactions générales et les situations à des interactions spécifiques. Par exemple, c’est ici le « monde de l’éducation » qui englobe tout ce qui a trait de près ou de loin à l’éducation.
Retour sur le milieu
21 Après l’examen des notions proches de contextes, situations, mondes, l’un des intérêts de la perspective géographique réside dans le double sens physique et représentationnel du milieu. Quand le contexte valorise les temporalités dans une visée d’explicitation, quand la situation met l’accent sur la rencontre entre un individu et des événements ou des objets, quand les idées de monde ou d’univers valorisent une forme d’indistinction des phénomènes, la pensée géographique combine les dimensions physiques et subjectives et se dote d’outils pour penser, de concepts et de formes de représentations. L’intérêt du milieu, selon la pensée géographique, serait de mettre en exergue des points remarquables autour desquels s’agrègent des significations. Et qui dit point remarquable, dit singularité de celui qui considère que le point est remarquable. Autrement dit, pendant que l’environnement renvoie à un donné objectivable, le milieu exprime un paysage à nul autre pareil. C’est une particularisation du couple de l’individu au milieu. Un entre-deux fait d’extériorité et d’intériorité. Pour Serre (2015, p. 163) « Entre signifie donc à la fois – quelle bombe ! – un mi-lieu et tout le lieu, fleuve et mer, ici et parmi, une singularité particulière et l’universel, immanence et transcendance… ». Parce que le milieu inter relie plutôt qu’il ne sépare, il offre matière à penser le fait d’apprendre non comme une extériorité qui s’imposerait à soi, ou bien un instrument de domination du monde, ni même comme le seul dépliement de soi-même au monde, mais comme un cheminement du vivant. Comment le milieu est-il appréhendé par les géographes ?
Le milieu : perspective géographique
22 La notion de « milieu » peut renvoyer à la géographie physique. C’est le point situé à égale distance des deux extrémités spatiales ou temporelles d’un événement. Le concept présente l’intérêt de ne pas minorer les dimensions matérielles et de proposer une perspective attentive aux lieux, aux architectures, aux objets… et non pas aux seules interactions, souvent réduites aux interactions verbales. « Être au milieu » signifie, être au centre, ou bien complètement immergé. Le risque est toutefois, comme avec « environnement », d’en faire un donné extérieur, quelque chose qui est déjà-là, qui s’impose dans son objectivité externe. Or, les milieux sont aussi socialement façonnés et font l’objet d’interprétations par les individus qui ne les prennent pas pour acquis. Le milieu possède donc un double sens de point central et d’immersion. C’est justement l’intérêt du double sens du concept qui unit plutôt qu’il ne sépare. L’écoumène, l’espace et le lieu sont trois angles de vue géographique du milieu appréciés de façon globale, borné ou particularisé.
L’écoumène
23 Le milieu en géographie se place à côté de notions distinctes et complémentaires. L’écoumène représente l’ensemble des terres habitées par les humains, dans l’antiquité, ce mot d’origine grecque renvoie à la terra cognitia, la terre connue. Le terme exprime aussi la relation des humains à leur milieu, que celle-ci soit sensible, concrète, symbolique ou technique (Berque, 2014).
24 Pour Berque, la relation de l’humain à la terre est onto-géographique. C’est le couplage intime d’un corps animal et d’un milieu. Le couplage au milieu dispose de racine profonde et de déterminant qui dépasse le seul référentiel d’un espace-temps. En matière d’apprenance l’écoumène pourrait représenter un rapport de l’humanité aux savoirs, une manière dont celle-ci transforme le milieu en ressources pour apprendre et finit par constituer un commun universel souvent nommé de façon globale « le Savoir ».
L’espace
25 La notion d’espace évoque l’étendue. La géographie est riche de termes reliant l’homme à ses espaces. Tout d’abord, rappelons que l’espace est le territoire étudié en géographie. Le mot vient du latin spatium, qui a deux significations : elle désigne l’arène, les champs de courses mais aussi une durée. L’espace est donc une notion générale relative aux superficies et aux étendues. À cet égard il est mesurable. L’espace géographique a une double caractéristique : il est perçu et ressenti. Il engage donc des dynamiques cognitives, autant qu’émotionnelles. Dans la formation des adultes, le milieu se décline sous la forme d’un espace, et plus spécifiquement, un ensemble d’espaces enchevêtrés (Riss, 2012). Le milieu intervient comme un « événement spatial » avec lequel les formateurs et les apprenants s’ajustent. La salle de formation est l’archétype de l’espace ou apprendre.
26 Par l’occupation de l’espace avec d’autres, par leur façon d’habiter les espaces physiques et mentaux, d’y créer des attachements et des solidarités, d’y faire circuler des émotions des envies et des savoirs, d’y mûrir des projets, d’y consolider leurs préférences et leurs identités, les apprenants se transforment et façonnent l’espace qu’ils ont en partage pour en faire un lieu favorable à l’acte d’apprendre. Le lieu se révèle comme l’interface que tous ont en partage avec le milieu qui est pour chacun singulier.
Le lieu
27 C‘est parce que le lieu se particularise par la façon d’être vécu par des apprenants qu’il dispose d’un pouvoir d’explication fort sur les entreliens à l’œuvre. Dans son travail, Berque (2024) distingue le « lieu cartographiable – topos » et sa dimension objective, du « lieu existentiel - chora » et sa dimension subjective. Le topos est le pur espace, la matière étendue, mesurable, abstraite ou concrète alors que la chora est, pour reprendre la citation de Berque, empruntée à Heidegger est « lieu géniteur ».
Des lieux pour apprendre
28 Un lieu se définit ainsi comme une portion déterminée de l’espace. Les synonymes d’endroit, d’emplacement, de place marquent la fonction première de localisation du lieu. Par défaut les non-lieux sont repérés pour leur défaut d’usage ou de fonction (Augé, 2015) provoqué par une saturation d’informations, une facilité sans précédent de se déplacer, une banalisation de ce qui s’y joue. Parfois les espaces de formation sont des non-lieux tellement ils sont bornés et optimisent les fonctions logistiques au détriment des fonctions pédagogiques. Dans le même temps la place du travail tente de devenir lieu de formation (Workplace Learning, Rainbird et al., 2004).
Qu’est-ce qu’un lieu apprenant ?
29 Il est possible de distinguer les lieux de savoir (Jacob 2007), les lieux de formation (Payeur, 1996), et les lieux apprenants (Schaller 2007). Ces lieux sont orientés par des utilisations, des usages sociaux, et, enfin, des logiques métier ou fonctionnelle.
30 Les « lieux de savoir » font référence à des espaces de normalisation du savoir. Ce sont des musées, des écoles, des universités, des bibliothèques ou des médiathèques.
31 Les « lieux de formation », sont des lieux explicitement établis pour organiser des processus d’apprentissages en vue de développer des savoirs théoriques ou des savoirs d’action. Ce sont des centres de formation, des instituts, des centres de formation d’apprentis…
32 Les « lieux apprenants » évoquent des espaces qui favorisent l’envie d’apprendre ensemble. L’apprendre est une fonction dérivée et non exclusive du lieu. Le lieu est un espace collectif physique et mental où “croître-ensemble”. Il y a des intérêts qui se mêlent et une part active d’expérience qui s’exprime Le lieu apprenant est espace de rencontre et de traduction entre des savoirs savants et des expériences singulières, lieu de dépôt d’idées, d’objets de traces que chacun fournirait ou dont il se servirait.
33 Ce qu’apporte la perspective géographique par ses nuances entre écoumène, espace et lieu, c’est un rappel de l’existence simultanée d’une vision globale, bornée ou particularisée du milieu, c’est également le renforcement de l’expérience d’habiter en tant que fonction physique et mentale jamais dissociée. La perspective phénoménologique s’intéresse particulièrement à l’expérience d’habiter et en montre toute l’importance dans la conception de dispositif de formation « habitable ».
Le milieu : perspective phénoménologique
34 Le concept de milieu s’est densifié avec la prise en compte de l’expérience singulière au cœur de la phénoménologie. Berque note un intérêt pour les approches phénoménologiques, en Allemagne (Uexküll, 1956 [1934]), dans les années 1930, avec la notion d’Umweltlehre, « étude des mondes ambiants » puis au Japon avec les travaux de Watsuji Tetsurô. C’est à partir des travaux de ces auteurs que Berque fonde les concepts de médiance et de trajection au cœur de l’entrelien de l’individu et du milieu.
Augustin Berque et l’approche phénoménologique de Uexküll
35 L’un des concepts principaux de l’approche phénoménologique de Uexküll est l’umwelt ou « monde propre ». C’est l’environnement sensoriel propre à une espèce ou un individu. Chaque espèce tire du sens de son environnement qui est aussi bien physique que sémiotique. Lorsqu’un organisme interagit avec son monde propre, il le recrée, pour se forger une théorie. Selon ce concept, chaque organisme, bien qu’évoluant dans le même environnement, vit une expérience singulière et dispose d’un « monde propre ». Un chien sensible aux odeurs et une chauve-souris réceptive aux ondes sont dans le même espace, mais, traduisent des signaux spécifiques. Leur environnement est similaire, mais, leur monde vécu de celui-ci diffère. Dès lors, la phénoménologie de Uexküll distingue le milieu de l’environnement : « le milieu, c’est ce qui existe concrètement pour l’être concerné, dans les termes singuliers qui lui sont propres, tandis que l’environnement, c’est un objet universel, existant sous le regard de nulle part d’un observateur abstrait. ». Il y a une opposition entre milieu (Umwelt) et environnement (Umgebung) « l’environnement est un concept objectif corrélatif d’une conception mécaniste du vivant, tandis que le milieu est un concept relationnel, corrélatif d’une conception du vivant comme sujet ».
36 Dans cette perspective, la mésologie pose que tout être vivant est un sujet, qui de ce fait, dispose de son propre monde. La conséquence est immense en formation, où les pratiques d’ingénierie produisent des dispositifs identiques pour des promotions d’apprenant réputés partager les mêmes besoins.
Augustin Berque et les travaux philosophiques du japonais Watsuji Tetsurô
37 Berque (1994) croise l’approche de Uexul avec les travaux du japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960) qui élabore la notion de fûdo : « ce que j’appelle ici milieu (fûdo) est un terme général comprenant, pour une certaine région, le climat, les météores, la nature des roches et des sols, le relief, le paysage, etc ». Cependant, la façon dont ce monde physique est perçu relève d’une subjectivité et d’un entrelien entre humains. Pour Watsuji, c’est à travers un corps social que les phénomènes du milieu physique sont vécus.
38 À la dichotomie entre le corps et son milieu est préférée l’idée que « l’être et son milieu sont dynamiquement couplés ». Ils agissent mutuellement l’un sur l’autre. Le milieu est à la fois l’empreinte et la matrice. Pour Watsuji, l’environnement s’analyse en termes de relations avec des objets alors que le milieu est décrit par des relations qui fondent l’existence de l’homme en tant que sujet.
39 Ramené à l’apprenance, celui qui produit un texte ou exécute une tâche modifie le monde physique ou représenté, y prend pied, et peut aller plus loin. Ainsi le texte, la tâche réalisée est une trace et une matrice générative d’un autre développement. Quand il en prend conscience, il apprend à se produire lui-même et à faire évoluer le milieu.
40 Le concept de médiance est un néologisme fondé par Berque (2014) à partir du mot japonais fudosei de Watsuji qui pourrait se traduire littéralement comme « milieuité » ou situation à l’égard du milieu. Le choix du mot médiance est une recherche de traduction au plus près de l’idée du philosophe japonais mais également celui d’un surplus de sens. Watsuji définit la médiance comme « le moment structurel de l’existence humaine ». Voilà comment Berque explicite cette formule : « Dans la définition que donne Watsuji, cela signifie que la médiance est une motivation naissant du couple dynamique formé par les deux « « moitiés » qui font concrètement l’être humain (ningen 人間) : d’un côté sa moitié individuelle (le hito 人), de l’autre sa moitié relationnelle (l’aida 間) ».
41 Pour Berque, la médiance, est donc le couple dynamique formé par l’individu et son milieu, et c’est ce couple qui est la réalité de l’humain dans sa plénitude existentielle. Cette idée d’un tiers exclu qui relie de façon dynamique deux pôles censément disjoints s’oppose au dualisme de Descartes qui envisage un esprit détaché de toute matière et de tout lien avec un habitat. La mésologie de Berque se fait alternative à la vision dichotomique de Descartes en accordant le primat aux liens et au flux, plutôt qu’aux éléments séparés.
42 Ainsi, le corps humain n’est pas une abstraction, mais, il est en lien avec le milieu qu’il incarne et qu’il façonne de sa présence. C’est un « corps médial ». Dans cette présence, l’être humain a toujours la conscience de soi. Il vit en relation étroite avec les autres et il « est toujours au monde » auprès des choses. Pour Heidegger, « l’art de l’habiter » dépasse l’humanisme du sujet et s’intéresse à l’humanisme de l’habiter de l’ethos. Il évoque un habiter du langage. Ainsi, le milieu éclaire simultanément l’essence (ontique) et l’existence humaine (ontologique). Pour Houdayer (2016), « Habiter le monde c’est trouver son chemin », et cela se produit dans l’humus social c’est-à-dire la rencontre avec l’autre. À chaque fois que l’apprenant co-construit le monde avec d’autres, il explore non seulement son milieu propre mais il renforce aussi l’idée de milieu en commun, puisque l’autre en fait partie.
43 Le milieu est donc plus qu’un contenant. Les relations sociales sont essentielles. Il n’y a d’être humain que sous la condition du milieu vivant ou s’entretissent les rapports des hommes entre eux et ceux des hommes avec les choses. L’être humain est engagé dans un milieu et pas seulement déposé dedans. Si dans la logique de l’environnement les choses sont considérées avec une visée d’objectivité, dans la logique du milieu, les choses sont considérées dans la relation qui en produit la réalité. La médiance fait de l’environnement un milieu, en engageant l’être du sujet lui-même. Ce que Berque exprime en disant
44 « Le corps n’est pas une machine mais l’expression d’un sens », ou si l’on suit la métaphore imagée de Watsuji « Le milieu c’est aussi la chair de l’être humain ». Cela nous rappelle également le sens du mot comprendre « cum prehendere » ou prendre avec soi, saisir. Apprendre est un saisissement. Le sens est à chacun singulier. C’est un paysage personnellement construit. Le caractère dynamique de la médiance se définit par le concept de trajection.
La trajection
45 Pour les deux théoriciens Uexküll, ou Watsuji, les choses d’un milieu n’existent pas en soi, mais toujours en tant que quelque chose pour un individu singulier. Pour Berque, la réalité concrète d’un milieu humain est ainsi un trajet entre le pôle du sujet et celui de l’objet. Cette dimension est donc un intermédiaire ni subjectif, ni objectif. Berque utilise la notion de trajection pour décrire cette dimension. « La trajection est l’opération par laquelle les pôles théoriques du sujet et de l’objet sont mis en relation pour produire la réalité concrète, qui est trajective ». La trajection s’incarne concrètement dans tous les aspects de la relation entre l’être et ce qui l’entoure. La trajection est le concept qui décrit le processus, produisant la médiance. Berque (2014) crée le concept de trajection pour montrer les influences du sujet sur son milieu et réciproquement.
46 Le concept de trajection est marqué par les va-et-vient entre le sujet et son milieu. Cette invention conceptuelle qui introduit un tiers élément évite le dualisme réducteur entre empreinte physique d’une part et matrice phénoménologique d’autre part.
47 En prolongeant Berque relativement aux processus d’appŕ;enance, il est possible de relever que des trajectivités d’individus engagés dans l’acte d’apprendre se produisent de façon parallèle. Ce faisant, chacun est touché par les traces d’apprentissage des autres. En laissant des traces dans l’environnement physique commun, ils influencent indirectement le milieu particulier des autres. Chacun en modifiant l’environnement commun produit des traces et la matrice des conditions d’apprenance des autres. Comprendre le lien entre traces et matrice de l’apprendre est au cœur de la mésologie de l’apprenance.
48 Le milieu et la trajection sont des concepts qui intéressent les sciences de la formation, car, ils permettent d’entrevoir d’autres façons d’élaborer des liens, tout en tenant compte des personnes singulières liant dispositif formel et contextes d’apprentissages informels. L’idée rejoint les travaux du psychologue Bandura (2007 [1986]) d’un sujet agentique traversé d’influences sociales à la fois producteur et produit de son milieu. Cette approche du milieu s’inscrit aussi dans la sociologie phénoménologique et la construction sociale de la réalité (Luckman et Berger, 2008 [1966]). C’est probablement l’idée de partir de ce qui lie plutôt que de ce qui distingue qui caractérise la mésologie et qui renouvelle le regard porté sur les rapports à l’apprentissage. Cela pose la question lorsque des groupes d’apprenants sont réunis. Que faisons-nous réellement ensemble ? Qu’apporte le groupe d’irremplaçable ?
L’apport de la phénoménologie
49 Ce que nous apportent les travaux phénoménologiques de Berque c’est un renouvellement de la façon d’appréhender l’individu dans son rapport à l’apprentissage. L’apprentissage n’est pas extérieur à nous même. Il n’y aurait pas d’un côté, un processus pour faire apprendre et de l’autre un individu pour recevoir des stimuli, mais, une relation trajective élaborée par chaque individu selon son propre « paysage de pratiques ». Si l’expérience est incarnée en chacun de nous la question qui se pose est comment d’un point de vue biologique s’exprime cette expérience ? L’apport de la biologie enrichit les distinctions de Berque des preuves observables.
Le milieu : perspective biologique
Biologie et apprentissage
50 Il est frappant de voir que des biologistes, des généticiens, des spécialistes des sciences du vivant font un jour des liens entre leurs disciplines d’origines et la matière éducative. C’est le cas, de Piaget (1967), de Varela et Maturana (1973), de Rosnay (1995), de Giordan (1998), ou plus récemment, de Taddéi (2009). Ces chercheurs prolongent leurs investigations du biologique vers le social. Ils s’intéressent aux mécanismes d’accommodation, d’adaptation aux influences réciproques, aux facteurs physiques, géographiques, génétiques et sociaux, qui favorisent l’apprentissage et donnent sens à l’expérience.
L’environnement, l’écosystème et le milieu : un apport de la biologie
51 En biologie « l’environnement » est défini comme l’ensemble des éléments (biotiques ou abiotiques) 14 qui entourent un individu ou une espèce et dont certains contribuent à subvenir à ses besoins. Ramené à l’apprentissage Giordan (1998) évoque un « modèle allostérique de l’apprendre ». Ce modèle reprend les propriétés de certaines protéines qui changent de formes et de propriétés, en fonction de leur environnement. Selon ce modèle, plus l’environnement est riche en stimulations et résistances, plus il est propice aux apprentissages, plus il serait possible d’observer une ramification des neurones et une plus grande épaisseur de l’écorce corticale dans notre cerveau.
52 La notion « d’écosystème » ou biotope et biocénose est utilisé pour désigner le lieu où vit une communauté d’espèce. Le terme d’écosystème a été créé en 1935 par Arthur Georges Tansley (1935) pour désigner une unité de base de la nature.
53 Il le définit comme « un système d’interactions entre les populations de différentes espèces vivant dans un même site, et entre ces populations et le milieu physique ». L’écosystème désigne l’ensemble formé par une association d’êtres vivants et son environnement qu’il soit biologique, géologique, hydrologique ou climatique. Les éléments qui constituent un écosystème, développent un réseau d’échanges et d’énergie permettant le développement de la vie. Cette zone de rencontre tient de la notion « d’écotone » qui est une « zone de transition écologique entre deux écosystèmes ». La notion d’écotone est issue de l’écologie et signifie zone de transition et de contact entre deux écosystèmes voisins. L’écotone est donc un espace interface, un milieu hybride ou les écosystèmes floraux et animaux sont contigus. Pelt (2004, 2009) étudie les interactions biologiques du vivant il distingue une variété d’interactions entre les végétaux et les animaux : antagonisme, compétition, commensalisme, prédation, parasitisme, protagonisme, mutualisme, symbiose, facilitation et même neutralité. Les apprenants, les formateurs, les managers, les fournisseurs, les clients, les collègues vivent dans un système d’interactions cette variété de relations. Toutes les dimensions interactionnelles à l’œuvre, au-delà de la relation formateur/apprenant, si réductrice aux contextes d’apprentissages formels sont perceptibles. Il est utile de se souvenir de la puissance du vivant qui s’exprime dans les groupes, produit de l’imprévu et déborde largement de l’espace clos des salles. Apprendre dispose de plus de nuances que la seule transmission, souvent mise en avant.
54 Enfin, en biologie, le « milieu » marque l’intériorité ou l’extériorité du corps humain. Pour une cellule le milieu extracellulaire correspond à l’extérieur de la cellule. Le milieu est souvent entendu comme l’ensemble des liquides dans lesquels baignent des cellules vivantes. En écologie, le milieu signifie l’habitat. Dans le moi-peau Anzieu (1982) montre toute l’importance de cet intermédiaire de la peau sur laquelle convergent des enjeux physiologiques, psychologiques d’interface et de lien au milieu. Par sa porosité la peau en tant qu’enveloppe et interface de relation aide à la création d’identité et de frontière. À cet égard, le visage humain serait l’expression de la plasticité du milieu. La notion de milieu est enfin proche de l’idée de « niche écologique » imaginée par le botaniste Linnaeus (1805 [1758]) qui marque plus nettement une frontière difficilement franchissable par une espèce.
55 Ce qu’apportent les notions et concepts issus de la biologie c’est la co-émergence. Le réel est plus qu’une donnée objectivable, c’est une conscience humaine qui s’exprime. L’apprentissage est par déduction une co-émergence d’une expérience de vie, d’un organisme vivant dans son milieu.
Le milieu comme co-émergence
56 Bergson (1919) l’affirme « la conscience est coextensive à la vie ». Autrement dit il y a moins un sujet et un objet mais une co-émergence. Dans cette perspective de co-émergence, Varela (1988), développe la théorie neurobiologique de l’énaction. Dans les travaux de Varela, il s’agit de substituer à la métaphore du cerveau ordinateur, en vogue dans les années 1980, celle des organismes vivants qui en co-agissant se constituent mutuellement. C’est donc une alternative aux approches dualistes qui séparent l’individu de son milieu. Varela s’intéresse donc à la liaison étroite de l’intelligence et du corps. Il caractérise les systèmes auto-poïétiques c’est-à-dire les systèmes qui ont la propriété de se construire eux-mêmes, du fait de leur interaction avec leur environnement. Dès lors, pour Varela, l’intelligence est incarnée et ne sait exister sans corps qui l’abrite. Cette émergence mutuelle est nommée énaction : « L’acte de communiquer ne se traduit pas par un transfert d’information depuis l’expéditeur vers le destinataire, mais plutôt par le modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une action conjuguée » (Varela, 1988). Ce qui se situe dans la conscience humaine n’est pas la copie d’un monde extérieur qui vient la modifier, mais une définition mutuelle. « L’être vivant est le partenaire d’un processus au cours duquel lui et son environnement se définissent mutuellement » (Varela, 2017). La sensibilité réciproque du vivant est co-constitutive du milieu. La lumière, l’œil et le regard sont liés.
57 Il a été rappelé comment le concept de milieu et sa force d’explication pour une trop grande variété de phénomènes ont précipité la chute de la mésologie. Celle-ci a également été suspecte d’un projet d’agencement social. Le but du développement à suivre est de caractériser l’apprenance et pour cela d’identifier le rôle du milieu apprenant.
L’apprenance en son milieu
Le rôle du milieu dans le développement de l’apprenance
Des interactions aux registres multiples
58 La posture mésologique tisse des liens à partir de différents registres. Chaque interaction engage plus que la finalité instrumentale visible. Dans une visée philosophique et religieuse, c’est la place et l’ancrage ontologique, symbolique et rituel de l’humain dans son existence et au monde qui se pose. Soit, dans l’idée du monde à dominer dans la tradition chrétienne, le fameux « croissez et multipliez » du livre de La genèse, soit dans la tradition d’un monde relié et en perpétuel mouvement dans la tradition orientale (Jullien, 2015). Les questions de la non dualité ou de la transcendance ressortent et induisent des rapports au monde par exemple d’engagement, de fuite ou de domination comme dans l’analyse du milieu de Canguilhem (1947) considéré comme résultante de l’activité du sujet vivant qui extrait des éléments significatifs dans un environnement neutre, ou dans l’étude des milieux fermés de Foucault (1971, 1975) qui vise la reconnaissance d’une « ontologie historique » qui dit « les formes de rationalité qui organisent les manières de faire ». Cette ontologie ouvre sur les processus de subjectivation, à savoir, la manière dont on se constitue comme sujets de savoir, de pouvoir ou d’éthique. Elle s’intéresse à l’instance réfléchissante de la pratique et aux régimes de véridiction et régimes de rationalités. Dans les perspectives sociales, politiques et économiques, la relation au milieu est influencée par des enjeux de pouvoir et de place assignée, voire des assujettissements (Enlart, 2008) ou des perspectives de lutte ou de mouvements, dans l’ensemble des rôles sociaux. La place et la dynamique dans le milieu influencent des rapports économiques, des rapports aux savoirs, des rapports aux autres, et enfin des présupposés de représentation et de médiation. Par conséquent si l’on prend la mesure de l’orientation ontologique du fait d’apprendre, lorsque l’apprentissage est réduit à la relation d’un individu à un moment donné à une situation, c’est tout l’alignement avec les sens multiples du monde qui se perd. Ces sens ne sauraient être limités aux objectifs de formation ou aux objectifs pédagogiques assignés par des commanditaires ou des concepteurs, ou encore imposés par des situations. C’est chaque individu qui se dispose dans l’environnement qui lui est proposé pour en faire son propre paysage. Ce que nous révèle l’irruption des réseaux numériques comme interfaçage au milieu dans une réinterprétation de notre héritage humaniste (Doueihi, 2012), c’est un nouveau rapport aux objets, un apprentissage du repérage en ligne de son identité ou des informations disponibles en ligne, pouvant aller jusqu’à l’augmentation de soi dans une visée transhumaniste (More, 1990). La question géographique du milieu mobilise les coordonnées spatiales et démographiques des individus et des groupes et nous pose la question : Où suis-je ? À côté de quels autres ? C’est une exploration des similitudes et des altérités qui conduit aux attachements et aux adhérences. Le milieu pris au regard de la phénoménologie interroge les perceptions et les sensations, mais, dispose d’une portée plus large. Nous sommes plus que nos perceptions. La perspective phénoménologique questionne la découverte de son monde, le cheminement expérienciel, la trajectivité. Enfin, la perspective biologique du milieu nous replace dans l’ordre du vivant. Elle conduit à un dialogue avec lui et avec les façons d’interagir. Apprendre dispose d’une orientation ontologique qui dépasse la situation immédiate et s’inscrit dans un espace-temps. Est-ce que j’apprends pour moi ? Pour ma communauté ? Pour mon organisation ? Pour des valeurs qui me sont chères ? Pour ma planète ? Comment une mésologie de l’apprenance prend-elle en compte tous ces registres ?
L’étude des entreliens
59 Appliquée à l’apprenance, la mésologie est l’étude des entre liens entre dispositions et dispositifs d’apprentissage, mais également de tous les contextes, formels, semi-formels et informels où l’apprenance se développe. L’intermédiaire entre le sujet apprenant et le milieu dans lequel il baigne est médiée par des pratiques, des dispositifs, des espaces, des communautés. La question de la proximité est donc à creuser pour opérer une jonction entre le niveau micro et le niveau méso.
60 Dans cette question il y aurait moins une séparation entre un processus pour faire apprendre et de l’autre un individu pour recevoir des stimuli, ou des consignes, mais, une relation trajective élaborée par chaque individu selon son propre paysage d’apprentissage, puisant aux différents registres de sens que revêt l’interaction.
61 Cette distinction est aidante pour appréhender le sujet social apprenant et les interactions qu’il engage pour apprendre. Dans cette distinction, il y a :
- D’un côté l’environnement qui renvoie à une vision mécaniste du vivant. L’environnement est distal, abstrait, non vécu, réifié. C’est un environnement objet qui rend des services. Le risque est de concevoir un « environnement apprenant » en extériorité de l’apprenant. C’est l’idée d’un environnement au sein duquel l’individu puise des ressources. Il y a là une croyance performative. Il apprend puisque l’environnement est apprenant [2][2]Sont alors évoqués les organisation apprenante, les territoires….
- D’un autre côté, le milieu renvoie à une vision organique du vivant. Le milieu est proximal, concret, expériencé. L’individu est coconstitutif du milieu. Il est plus qu’entouré de ressources, d’objets, ou d’intentions d’apprentissage. Il est doué de sa propre volonté opère des choix et fait des liens. Ses actes et son regard créent le paysage de sa réalité. Il s’autodirige selon sa propre rationalité. Il donne du sens aux expériences qu’il vit. Avec d’autres individus, avec lesquels il interagit, selon une variété de registres, il est potentiellement un agent actif de sa situation et non l’élément interchangeable d’un programme.
63 À moins que cette dichotomie ne renvoie à une vision par trop dualiste et qu’il faille considérer des circulations, des zones poreuses, des intermédiaires dont le sens se dégage par l’interprétation et l’incarnation humaine, simultanément chair et mouvement, matière en recherche de sa prolongation dans le monde ?
64 La façon dont nous concevons la relation et la vitalité de notre organisme, eu égard à ce qui nous entoure et nous constitue, détermine, dans une large mesure, nos façons d’apprendre. Elle procède d’une ontologie, une manière d’être au monde, faisant de celui-ci, un partenaire intime avec lequel se codévelopper, plutôt qu’un objet à contrôler ou à dominer. Incidemment penser le milieu dans nos rapports aux savoirs embarque également une visée écologiste. C’est exactement ce qu’évoque De Visscher (2018) quant à ce changement de paradigme et cette décentration de soi au profit de nos entre liens : « La singularité de la mésologie est de considérer le milieu comme relatif à son constituant et liant la nature de la culture, en opposition à l’environnement qui est général, indépendant et naturel. Cette qualité apporte un point de vue particulièrement intéressant vis-à-vis de l’écologie, car elle suppose que transformer notre milieu peut passer par une action sur ce dernier, mais aussi par une transformation de notre manière de le concevoir ». La nature est dans l’humain affirme Joron (Houdayer, 2016) : « La nature est tout aussi omniprésente, jusque dans la conscience de l’homme qui l’abîme et qu’elle informe en retour. Elle n’est pas seulement étendue préhensible, extension géographique et paysagère de nous-mêmes, elle est aussi par son invisibilité et son état de numinosité qui nous imprègnent en continu : présence d’un tout autre en nous-mêmes ».
65 Si cette distinction entre un environnement-objet et un milieu-organique et interdépendant est éclairante, elle induit, incidemment, une attention à la nature qui nous vitalise. Selon la façon dont l’individu entre en relation, ce qui se produit est radicalement différent. Ainsi, si je traverse une forêt avec l’esprit du chasseur me voilà à chercher des traces et du gibier, alors que si je m’y promène en méditant me voilà apaisé par les arbres comme dans la pratique du Shirrin Yoku Japonais (bain de forêt). Selon l’état d’esprit les événements à suivre seront différents. La disposition à apprendre conditionne ce qui advient. En même temps que la mésologie apporte une conscience renforcée à la singularité des façons d’apprendre, elle promeut une vision plus respectueuse du vivant considéré plus qu’une simple ressource.
La limite du ressourcisme
66 Déposer des ressources dans un environnement est insuffisant pour développer le désir d’apprendre. Sans usage associé, la ressource est inerte. Fernagu-Oudet (2012) décrit le passage de la vision ressourciste à une vision basée sur les capabilités concept développé par Sen (2009) pour exprimer la possibilité effective de réaliser ses capacités. Pour Fernagu-Oudet (2012) la possibilité effective d’apprendre passe par la transformation de ressources en réalisation.
67 Ce passage est dépendant des facteurs de conversion :
- Les facteurs de conversion sociaux (ex. : normes sociales, traditions, etc.),
- Les facteurs de conversion environnementaux,
- Les facteurs de conversion personnels (ex. : caractéristiques individuelles).
69 Ainsi, il ne suffit pas de disposer d’une ressource, par exemple, un ordinateur ou un support pédagogique, il faut aussi pouvoir convertir le potentiel qu’il recèle en possibilités d’usages effectifs. Un tiers facilitateur s’avère essentiel pour un accompagnement de l’agentivité. Si avec la mésologie est mieux reconnue une façon singulière d’établir des liens, celle-ci n’obère pas le rôle de tiers comme agent de soutien ou de renforcement. La conséquence de penser milieu plutôt qu’environnement est de laisser plus de place à la facilitation comme mode d’accompagnement de l’agentivité plutôt qu’exécuter des prescriptions pédagogiques d’un formateur. La question à se poser est de savoir si tous les environnements et milieux disposent du même potentiel pour favoriser l’apprenance, au regard des trajectoires singulières qui les traversent ?
En quoi intervenir sur un milieu diffère de l’intervention sur un environnement ?
Les environnements pédagogiques efficaces
70 Rappelons que le lexique anglais ne distingue pas l’environnement du milieu, quant aux Francophones comme il a été rappelé, ils utilisent indifféremment des termes pour décrire les conditions de formation, d’apprentissage et d’apprenance. Le centre pour des environnements pédagogiques efficaces [3][3]http://www.oecd.org/fr/edu/educationeconomieetsociete/centrepour… est une agence de l’OCDE qui capitalise des travaux de recherche sur les apprentissages. Il modélise une « théorie de la pratique ». Les conclusions de ces travaux de l’OCDE laissent à penser qu’il est possible d’intervenir pour mettre l’individu en situation de se saisir des situations qu’il vit. Le risque demeure celui de prétendre infléchir les comportements d’autrui dans une approche behavioriste.
71 Dans la théorie de la pratique défendue par Lippman (2010) [4][4]Cette théorie de la pratique n’est pas en lien avec les travaux…, pour mettre en œuvre des environnements qui rendent capables d’apprendre, il s’agit de se poser la question de savoir si c’est aux apprenants de s’adapter à un environnement où l’inverse. Not (1979) avait déjà identifié les effets d’une hétérostructuration (la pédagogie cherche à transformer l’autre de l’extérieur), ou d’une autostructuration (la pédagogie aide l’apprenant à se transformer de l’intérieur). Pour Lippman, les principes en vertu desquels l’apprenant était actif et l’environnement pédagogique passif, sont aujourd’hui caducs. Dans la théorie de la pratique, l’environnement d’apprentissage est lui aussi actif. Les apprenants apprennent par les interactions avec les autres apprenants, leurs formateurs et leurs environnements physiques qui leur renvoient des informations et des stimulations, à la condition d’enclencher des boucles réflexives. La proposition de Lippman demeure centrée sur l’environnement d’apprentissage, donc ce qui est dans le pouvoir d’action d’un concepteur d’espace ou de dispositif pédagogique. Or, le milieu, tel que nous l’avons décrit est un paysage personnel. Un concepteur peut-il agir sur ce que l’autre perçoit subjectivement ? Probablement oui et de nombreuses expériences ont manipulé les perceptions, la façon dont un discours est reçu, les représentations de l’autorité (Milgram 1960). Mais, cela reste une manipulation de surface puisque le paysage reste une représentation subjective intégrant la profondeur des émotions, en lien avec les expériences et un parcours singulier. Peut-on emmener quelqu’un voir un point de vue et le laisser composer par lui-même son paysage ?
72 Probablement oui, et c’est une fonction de facilitation à investiguer pour créer des situations qui incitent à se composer son propre milieu. C’est quand l’individu a prise et agit sur son environnement que l’on peut parler de milieu.
Augmenter le potentiel de son propre milieu
73 Si l’environnement est sujet de l’intention d’un organisateur de formation, le milieu est une représentation, une construction et une émotion individuelle qui dépasse la seule perception. Il s’agirait donc de deux concepts disjoints. Aider l’apprenant à composer son milieu obligerait le concepteur d’un dispositif de formation à changer radicalement de perspective et d’apprendre à faire avec les intériorités des apprenants qu’il ignore largement.
74 Wenger (2009, 2010) utilise l’expression de « paysage de pratiques ». Il rejoint en cela la pensée du géographe Berque (2017) et il ajoute que ces paysages sont des « espaces sociaux d’apprentissage ». Autrement dit, à l’expérience singulière de Berque s’ajoute une dimension collective. Le potentiel d’un milieu à être plus ou moins apprenant dépend de la trajection qui opère entre l’apprenant et les paysages d’apprentissage qu’il parvient à se composer, mais également d’une trajection collective, que l’on peut définir comme une façon d’habiter ensemble une communauté de partage (Perault, 2020). Comme coexistent un ensemble d’individus aux dispositions différenciées, leur conception, leur ressenti, ou le sens conféré au potentiel apprenant, de tel ou tel, éléments d’un dispositif, ou d’une situation, est singulier, par conséquent, jamais acquis d’avance, inconnaissable par un formateur ou concepteur de formation. Ainsi, ce qui est considéré apprenant pour l’un, selon ses références et son histoire propre, ne l’est pas pour l’autre. Dans cette idée, l’apprentissage fonctionne comme un dépaysement. Le regard se pose, construit du sens et apprécie progressivement les lignes d’horizons. Dès lors, le partage de ce qui est vécu par chacun donne à voir un paysage dont certains traits peuvent devenir communs. Dans le texte et pour bien distinguer une posture différenciée, le formateur qui transforme sa posture pour exprimer un rôle différent est baptisé « facilitateur ». Le facilitateur qui donne à voir des détails ou un sens de la lecture, mais, c’est l’apprenant en lien avec d’autres qui compose lui-même l’image et identifie les éléments saillants qui vont lui offrir des prises sur les situations. Apprendre suppose donc non seulement de mémoriser des contenus, mais de recomposer des sens nouveaux par soi-même à partir de son expérience et en friction avec les autres. L’apprenance collective est alors la conjonction des désirs d’apprendre et de réaliser des apprentissages dans la même direction.
Le milieu est perçu et construit différemment selon les individus
75 L’idiosyncrasie est la disposition humaine à ressentir, différente d’un individu à l’autre. Elle est clé dans la réalisation d’une expérience. Petitmengin s’efforce de décrire la dynamique de l’expérience vécue, elle est citée par Carré (2020) en ces termes « l’esprit et le monde se détermine l’un l’autre ». Il est donc nécessaire de sortir de l’idée d’un environnement extérieur et indépendant auquel je dois m’adapter pour parler plutôt de « milieu », que je construis autant qu’il me construit dans une circularité. Ainsi être en santé n’est pas l’état de ne pas avoir de maladie, mais, d’être en situation de mobiliser ma puissance d’exister et d’agir non pas « dans un environnement » mais « avec mon milieu ». Ramené aux êtres humains, le milieu est sémiotique le sens du milieu se coconstruit par des symboles et par le langage verbal ou non verbal.
76 Pour un organisme donné, le monde tel qu’il est et l’image que cet organisme s’en fait sont indissociables. Le milieu humain est donc tout de négociation de sens avec d’autres, d’où l’insistance sur les situations collectives d’apprentissage et en particulier de dialogue et d’échanges. L’expérience accumulée, la trajectoire sociale et humaine et la position relative de chaque individu dans le milieu délimitent le sens de ce qu’il vit et de son umwelt singulier. Selon ses acquis et son expérience, l’un déjà averti, verra un maître au travail, pendant que le second ne percevra qu’un tâcheron qui s’échine, et que tout un groupe apprenant en dialoguant verra un système humain qui apprend. L’apprentissage sera différencié. Si dans un dispositif formel de formation des prérequis sont posés et préparent à ce qui va se passer, dans des apprentissages libres le résultat est encore plus imprévisible. Quelle est la dynamique des milieux pour apprendre ?
Les influences sur la construction du milieu par l’apprenant
À la croisée des facteurs exogènes et endogènes
77 Selon le faisceau d’intention et d’attendus qui pèsent sur les situations d’apprentissage, l’apprenant joue de façon singulière avec son milieu. Il s’y fond, il y résiste, il cherche à l’explorer ou à en occuper la plus grande surface, il l’influence en retour en fonction de ses besoins, il provoque seul ou en groupe des réactions.
78 Cette individualisation se joue entre les lieux, et les interactions avec d’autres personnes. Trois manières d’évoquer le milieu sont ici envisagées le milieu de formation, le milieu apprenant ou d’apprentissage et le milieu d’apprenance. Selon que l’individu a conscience, qu’il se forme, qu’il apprend ou qu’il construit son désir d’apprendre avec d’autres, il vit différemment son milieu.
Le milieu de formation : un milieu de contraintes stimulantes
79 Le « milieu de formation », est composé d’un ensemble de ressources et de moyens, d’acteurs avec l’intention de favoriser des transmissions. Ce milieu est le plus souvent induit par des programmes éducatifs ou formatifs qui prennent la forme de parcours, d’itinéraires ordonnancés avec des objectifs intermédiaires à atteindre et des modalités d’évaluation. Il est aussi de plus en plus question de « formation en milieu professionnel » (Cornier et Poizat, 2018), ou « formation en situation de travail » (Barbier, 2020), quand un repérage des ressources, des situations, des personnes en appui est réalisé. Ce qui sous-tend cette perspective c’est que le milieu est formatif quand il est organisé et piloté. Les problématiques d’ingénierie tournent alors autour de la rencontre entre milieu de formation et milieu de travail. La circulation des informations, affects, représentations, identités entre ces deux milieux produit une tension. Le milieu dont il est question se base sur une vision disjointe des espaces que la pédagogie chercherait à articuler.
80 Le milieu est stimulant quand il adresse des signaux de transformation. Il confronte l’existant avec des contraintes spécifiques. Il oblige l’individu à prendre position à déplacer ses croyances, à diriger son action par soi-même. Le milieu est parfois une contrainte pour apprendre. Les temps, les espaces, les matériaux, les ressources, les aides, les stimulations manquent parfois. Mais, la contrainte a deux sens :
- La « contrainte normative » ce peut être des objectifs, programmes, lieux et temps d’apprentissage régulés, plateformes etc. C’est l’idée qu’il faut faire un effort pour apprendre (Perrenoud, 2004).
- La « contrainte créative » (Panier, 2014) est exacerbée par les possibilités numériques et la possibilité d’imaginer de nouvelles formes de liens et d’explorations comme relever un défi, appauvrir par choix les ressources mises à disposition, intégrer des lieux différents, changer le cadre de référence.
82 Considérer un événement comme une contrainte normative ou une contrainte créative dépend probablement des habitudes de penser. Le paradoxe est ici d’imaginer créer des stimulations par le milieu, sous la forme de contraintes ce qui nous renvoie à un individu skinnérien (Skinner, 1971), vivant un conditionnement en extériorité à lui-même. Ce qui nous mène à conclure que la mise à disposition de dispositifs de formation est insuffisante pour créer les conditions de l’apprenance.
Le milieu d’apprentissage/milieu apprenant : un milieu d’influence
83 Le milieu d’apprentissage (Mootien et al., 2019) décrit comment l’apprenant est susceptible d’apprendre. Rappelons que l’apprentissage décrit le processus d’apprendre, la façon dont un individu modifie ses croyances, sa représentation de soi dans l’action, et sa capacité à s’engager durablement dans des tâches, sa capacité à mémoriser des nouvelles idées, pratiques, concepts et à les reproduire quand il en a besoin. Le milieu est réputé faciliter l’apprentissage selon qu’il minimise l’effort cognitif, favorise les processus de rétention, embarque des moyens mnémotechniques ou facilite la fluidité et l’enchaînement des séquences prévues pour faire apprendre. L’apprentissage renvoie à des processus individuels. Le milieu d’apprentissage est une création explicite des conditions pour optimiser les processus caractéristiques de l’apprendre : mémorisation de contenu, construction de son identité, renforcement de la confiance en soi, aptitude méta cognitive pour élaborer sa stratégie d’apprentissage. Le milieu, ainsi influencé, ambitionne même de créer les conditions de l’engagement. Il peut être manipulé dans ce sens à lire la théorie de l’engagement librement consenti (Joule et Beauvois 2010), ou l’usage des nudges qui tirent profit des biais cognitifs (Thaler, 2009 ; Sunstein, 2009).
84 Dans cette perspective, où le concepteur d’une expérience cherche à prédisposer quelqu’un à percevoir d’une certaine façon son milieu, on se rapproche du comportementaliste, avec le risque d’imaginer emmener l’autre là où l’on croit bon qu’il aille. Encore une fois, cette vision du milieu limite l’individu à son appareil perceptif et rend mal compte de son pouvoir d’habiter charnellement, émotionnellement, spirituellement un espace-temps multi-référentialisé et de lui donner un sens pour soi.
Milieu d’apprenance : milieu de co-émergence
85 Un milieu favorable à l’apprenance se caractériserait par son potentiel pour favoriser l’émulation, la coaction, l’envie d’apprendre en réciprocité, de réseauter, de se soutenir. Il favoriserait le désir et la capacité à apprendre ensemble. Ce milieu se définit comme tout espace où l’individu apprend et qui offre des matériaux, une variété d’interaction, et de la liberté pour apprendre. Le milieu d’apprenance, quant à lui, est plus ou moins affordant, c’est-à-dire qu’il aplanit plus ou moins les difficultés de cheminement pour apprendre en suggérant par son ergonomie, les activités les plus adaptées. L’affordance est un mot-clé qui décrit la capacité d’un objet de suggérer ses usages et fonctions (Gibson, 2000). En décryptant le pouvoir apprenant de la ville Vulbeau (2009) évoque « un milieu d’apprenance ». L’architecture de la ville, ses tags, ses sculptures, ses bruits, ses déplacements offrent des matériaux à nos émotions et à notre entendement et donnent envie d’interagir, de prendre position.
86 Cette vision du milieu favorisant l’apprenance, c’est-à-dire l’attitude positive au regard de l’acte d’apprendre apparaît stimulante dans sa capacité à augmenter la motivation pour apprendre. Ce milieu dans lequel des « prises » sont offertes sans que tout le design de formation soit défini par avance, est un milieu génératif de relation et de désir. Puisque des espaces libres existent, il est possible de les occuper et de leur donner un sens par soi-même. Le milieu est génératif d’apprenance à la façon d’un terreau. Pour suivre une image, l’apprenant se plante dans son milieu comme une graine dans son terreau. Il augmente son pouvoir d’agir au fur et à mesure des explorations qu’il réalise par lui-même. Il y est possiblement aidé par des tiers facilitateurs. Cette perspective du milieu plaide pour le développement de l’auto-direction de ses apprentissages. Dans cette perspective « apprendre à se mettre en culture » serait la meilleure proposition pour décrire ce que signifie apprendre à apprendre.
Lecture des milieux et du rôle du formateur
87 En synthèse, selon la lecture des milieux et des interactions perçues, l’intention du formateur varie.
Milieu | Intention du formateur | Rôle de l’interaction |
Formation | Il organise des situations et crée des ressources pour faire apprendre et capter l’attention de l’apprenant | Les interactions sont programmées et objectivées selon un programme défini |
Apprentissage | Il centre son action sur les conditions favorables aux processus d’apprentissage, il met en perspective les situations vécues et le sens | Les conditions d’interactions sont recherchées pour prédisposer l’apprenant à voir les potentialités des ressources dont il dispose |
Apprenance | Il soutient et accompagne le désir d’apprendre individuel et collectif en se centrant sur les prises de l’apprenant dans le milieu qu’il s’efforce de rendre visibles | Les interactions sont accueillies et encouragées en fonction des paysages individuels. Les interactions proposées s’adaptent en continu à la trajectoire des apprenants |
88 Dans la logique de formation, le formateur est un concepteur d’activités réputées faire apprendre. Il nourrit les apprenants de ressources, dans les situations qu’il prévoie à cet effet. Dans la logique qui préside à l’apprentissage, le formateur s’intéresse à la construction progressive du sens de l’expérience, il insiste sur la création de liens, les éléments favorisant la mémorisation et la mise en œuvre.
89 Dans la situation d’apprenance, le formateur fait face à la singularité des réactions individuelles et collectives et accompagne la liberté pour construire par soi-même un milieu. Dans ce cas il se fait facilitateur et repère sur quoi les apprenants ont prise et modifie la proposition pédagogique en continu.
Conclusion
90 L’article s’est concentré sur la présentation et l’analyse des notions d’environnement et de milieu au regard de leur acception géographique, biologique et phénoménologique et ce avec un arrière-plan interactionniste.
91 Dans une première partie, reprenant les travaux de Berque (2014, 2017) il a cerné les termes utilisés couramment pour situation, contexte, environnement, milieu et lieu. Il a constamment mis en question le couple entre « l’individu » et « ce qui l’entoure ». Cette dichotomie produit en effet une instrumentalisation d’un monde à dominer, alors que, les entre liens permettent d’associer le plus grand nombre d’éléments tissant l’acte d’apprendre et incidemment composant un lien symbiotique à la nature. Ce faisant, l’approche trajective et son primat des relations sur les éléments isolés de Berque (2014) rejoint celle de Sen (2009) et des capabilités rappelant le pouvoir humain de s’autodéterminer. Berque comme Sen placent l’agentivité au cœur de la trace et de la matrice que constitue le milieu. Mais, il a été souligné, l’importance du collectif qui vient interférer dans la constitution des milieux individuels, l’intention et les trajections individuelles. À la différence de l’environnement, le milieu se caractérise moins par la description d’un sujet et d’un objet, mais par la rencontre du pli du milieu intérieur et du pli du milieu extérieur qui confère toute sa singularité à une personne, ce que Berque nomme la médiance, cet « être au monde » unique et singulier.
92 Dans une seconde partie, tirant le fil qu’un milieu est une singularité dynamique, ou se développent de façon co-extensive l’individu et les situations qu’il vit, il s’est efforcé, tout d’abord, de distinguer les types de milieux en précisant les notions de « milieu de formation », « milieu d’apprentissage » et « milieu d’apprenance », et enfin, d’en tirer des conséquences relatives à la façon d’appréhender les pratiques d’ingénierie pédagogique. Autrement dit, selon le prisme de l’environnement pris en référence, plus le concepteur intervient, prévoit les ressources, les temps et les objectifs d’un programme, plus il battit le cadre d’un dispositif et restreint l’individu dans sa capacité de construire lui-même ses trajections, plus au contraire, il ouvre des possibilités à l’apprenant pour décider de sa propre direction, de la nature et de l’agencement des séquences d’apprentissage, plus il s’efforce de voir les continuités et les flux plutôt que les séparations, plus il laisse des possibilités à l’individu de faire des liens avec son expérience pour initier et s’initier avec son propre milieu. Selon ce second prisme, il existerait une possibilité d’augmenter son pouvoir d’agir. C’est en basculant le poids de l’intention du concepteur d’un dispositif vers l’intention d’apprendre de l’individu que la prise en compte du milieu et de l’histoire singulière de sa construction serait mieux respectée. Il s’agirait en quelque sorte pour l’individu de « se mettre en culture ».
93 En conclusion, cette perspective de milieu d’apprenance pourrait bien constituer un renversement dans la façon de penser l’intervention pour faire apprendre, soutenir et faciliter l’apprentissage. Les ingénieurs de formation pourraient être invités à faciliter l’apparition de dispositifs d’autoformations accompagnés. Pour l’apprenant, l’enjeu serait d’apprendre à se disposer, à trouver des prises pour transformer des ressources en opportunité d’apprendre, plutôt que « d’entrer dans un dispositif », par définition pensé en rupture et en extériorité à soi-même et sans considération de sa trajectoire. Penser le milieu plutôt que l’environnement en formation conduit à revoir toutes nos intentions, de concevoir le monde pour autrui. Cela éloigne de la question « comment motiver autrui à apprendre ? » et nous approche de celle de « comment accompagner son intention d’apprendre dans son milieu propre ? ».
94 Le milieu en tant qu’habitat, espace physique, mais également lieu singulier de relation et de parole nous renvoie à l’idée de dispositif de formation habité par un formateur ou des participants ou de dispositifs « vide habitable » cocréé avec les participants eux-mêmes (Krichewsky et Fourcade, 2010). Une intention pédagogique et un cadre sont bien présents, mais, l’intention est suffisamment interprétable et le cadre assez poreux pour autoriser des prises d’initiatives des participants sur ce qu’ils vivent. À partir de cette prise en main l’environnement cesse d’être général, insaisissable, global, ou borné comme l’espace il se particularise en un lieu identifiable à la main de l’apprenant.
95 Incidemment cette façon d’appréhender le milieu et de le transformer augmente la conscience du lien indissociable entre le fait de vivre et celui d’apprendre et prépare conceptuellement les conditions d’intégration d’une éco-formation en sus d’une socio-formation et d’une autoformation certainement bénéfique pour notre développement harmonieux avec la nature.
Notes
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[1]
Pour indice du besoin de creuser la socio-pédagogie, il est à noter qu’il existe seulement sur le fichier central des thèses françaises, trois thèses qui font référence à ce terme dans leurs titres, résumés ou mots clés pour 24 relatives à la psycho-pédagogie. http://www.theses.fr/fr/?q=sociop%C3%A9dagogie
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[2]
Sont alors évoqués les organisation apprenante, les territoires apprenants, les lycées apprenants, les équipes apprenants, les environnements apprenants, les communautés apprenantes etc.
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[4]
Cette théorie de la pratique n’est pas en lien avec les travaux de Bourdieu.