1Le
projet d’une approche critique dans les sciences sociales est souvent
présenté comme lié à la mise en œuvre de trois ambitions fondamentales,
dont il s’agit d’assurer l’ajustement : l’explication, l’évaluation
et l’intervention (De Munck, 2011). Il en résulterait deux écueils à
éviter soigneusement. D’une part, il y a le risque de couper le lien
entre la troisième et les deux premières, ce qui reviendrait à isoler la
dimension pratique par rapport aux dimensions cognitive et normative et
à intervenir sur une réalité sociale vue seulement « en
surplomb ». D’autre part, il y a celui de privilégier l’évaluation
et l’intervention, pour s’engager dans une action militante, aux dépens
de la dimension cognitive, qui souffrirait alors d’un certain manque de
la distanciation nécessaire à la production de connaissances nouvelles.
Il est, cependant, tout à fait pensable que, en sciences de
l’information et de la communication comme dans d’autres sciences
sociales, la première ambition puisse, au travers des choix théoriques
qu’elle implique, exprimer déjà des positions fortement structurées par
des enjeux idéologiques (Sénécal, 2013). La complexité de cette
situation explique sans doute que des appréciations diverses soient
portées sur l’ensemble de l’entreprise intellectuelle que représente la
recherche en sciences de l’information et de la communication. Certes,
deux grandes tendances apparaissent. La première serait celle des
chercheurs dont la démarche critique consiste fondamentalement à veiller
au respect de la rigueur méthodologique de leurs travaux et à vérifier
qu’elle est présente dans ceux des autres. La seconde tendance serait
celle des chercheurs qui se veulent critiques en ce sens qu’ils ont,
entre autres objectifs, celui de repérer des caractéristiques de la
société qu’ils jugent inacceptables et contre l’existence desquelles ils
entendent s’élever. Mais il n’est pas sûr que ces deux tendances
épuisent les possibilités, ni que leurs choix soient aussi clairs qu’ils
le paraissent. Ainsi pourrait-on considérer qu’elles laissent de côté,
l’une et l’autre, la possibilité non négligeable, voire essentielle,
d’élaborer des interprétations critiques qui refuseraient l’insuffisance
de la première et le systématisme militant de la seconde, afin de
s’enraciner « dans la conflictualité des phénomènes, dans la
multiplicité de leurs enjeux idéologiques et dans les incertitudes de
leur genèse » (Mœglin, 2013).
2Cette
dernière possibilité n’est sans doute pas à même de satisfaire les
chercheurs qui s’inscrivent dans la tradition de la théorie critique de
l’École de Francfort. En effet, pour eux, au sein d’un ensemble très
vaste de discours marqués par l’utilisation inflationniste du mot critique,
il faut distinguer une critique qui serait en quelque sorte véritable
(Fuchs, 2009 ; Rueff, 2012). Ni positiviste, ni post-moderne, il
s’agit d’une critique de la communication qui, à la fois normative et
politique, va se définir comme critique de la société, en se concentrant
sur l’étude des relations de domination et de leurs implications, ainsi
qu’en s’efforçant de proposer des moyens théoriques et empiriques de
transformation de la structure sociale. C’est bien à cette tradition que
se rattachent les travaux de Fabien Granjon. Celui-ci défend, avec
force et constance, la nécessité d’un exercice de la critique, conçue
comme « ce qui rend sensible aux phénomènes de domination, invite à
en saisir les logiques, les contradictions, ainsi qu’à en rendre
axiologiquement compte et, in fine, incite à les combattre et
les transformer pour les remplacer par un développement de toutes les
facultés humaines au principe de la réalisation de soi et de tous »
(Granjon, 2015a). Après avoir largement défendu la pertinence de
l’approche critique en sciences sociales et, spécialement, en sciences
de l’information et de la communication (entre autres : Granjon,
2013, 2014a, 2014b, 2014c), il s’est attaché à approfondir son approche
en reliant plus étroitement l’exercice de la critique à la référence au
matérialisme (entre autres : Granjon, 2015a, 2015b ; Magis,
Granjon, 2015). La perspective matérialiste qui apparaît alors n’est pas
univoque : le matérialisme auquel il est fait référence peut être
qualifié ou non et, quand il l’est, il peut être qualifié d’historique,
de marxien, de culturel, d’interdisciplinaire, de critique… Toujours
est-il qu’il s’agit d’un matérialisme considéré comme propre à établir
une épistémologie, à fournir le principium d’un agenda de la recherche critique et à constituer très précisément le fondement de celle-ci.
3Dans
le cas où l’on n’est pas totalement réticent à l’égard d’une recherche
critique qui irait jusqu’à l’action proprement politique, on ne peut
qu’être intéressé par la formulation éventuelle d’éléments préparatoires
à la transformation visée des rapports sociaux. Au-delà de l’effacement
des limites entre jugements de fait et jugements de valeur ou entre
distanciation et engagement, au-delà aussi de la revendication d’une
posture réflexive, d’une pratique de l’auto-socioanalyse et d’une
volonté de totalisation, qui mériteraient par ailleurs des commentaires
approfondis, ce sont bien plutôt les modalités du couplage entre la
production théorique et la critique sociale pratique qui, de ce point de
vue, vont susciter l’intérêt. En effet, ce couplage est destiné à
frayer des voies de politisation et à promouvoir l’émancipation. Et l’on
peut se demander si, justement, la perspective matérialiste présentée
ne devrait pas s’enrichir d’analyses qui relèveraient plus directement
de la sociologie politique. Il est déjà difficile d’admettre que la mise
en lumière des tensions au sein des sciences de l’information et de la
communication (Granjon, 2015a) puisse passer par la dramatisation
d’affrontements entre personnes (il y a des oblats du temple, des
Diafoirus, des apparatchiks, etc., et, même, un collègue retraité
actif !), au lieu de reposer sur une analyse à la fois
épistémologique, sociologique et politique du champ de la discipline.
Mais, d’une manière beaucoup plus générale, ne peut-on pas penser que,
pour aller dans le sens de l’opérationnalisation d’une sociologie
politique de la communication, il serait nécessaire de recourir plus
largement aux propositions qui ont été fournies par les grands
classiques du matérialisme culturel ?
4Si
le matérialisme culturel a cette particularité de permettre d’éviter le
simplisme et le dogmatisme de certaines analyses marxistes qui
assimilent les phénomènes idéologiques et communicationnels à des
éléments superstructurels engendrés mécaniquement par la base économique
(Granjon, 2015a), il est également précieux en ce qu’il met l’accent
sur l’action politique. Une action politique qui implique l’analyse
sociologique des pratiques langagières des différents groupes sociaux
et, notamment, des classes populaires, dont les auteurs les plus proches
de la théorie critique de l’École de Francfort se soucient relativement
peu et souvent de loin (par manque de connaissance directe ?) ou
de haut (par élitisme ?). Un auteur comme Raymond Williams, par
exemple, a eu le mérite non seulement de considérer les faits culturels
dans leurs rapports avec les classes sociales, mais également de
rappeler continûment la capacité d’agir individuelle ou collective
(Williams, 1958, 1961). Il souligne que ce qui passe pour appartenant à
la culture populaire est d’abord un ensemble de produits médiatiques qui
ne sont pas l’émanation des classes populaires, même s’ils leur sont
notamment destinés, et que les productions correspondantes issues de
leur sein (certains journaux, certains pamphlets, les affiches
syndicales...) possèdent des caractéristiques très différentes. D’où ses
jugements sur la conception de la communication qui préside à
l’utilisation de ce que l’on appelle des moyens de communication de
masse. Il montre ainsi que, très souvent, le contenu des journaux se
trouve tout simplement rejeté par ceux qui, ne possédant pas les moyens
d’une lecture discriminante, réagissent à ce qu’ils ressentent comme des
tentatives de domination par la suspicion, l’inertie et le silence. Il
envisage la possibilité que la communication puisse ne pas se résumer à
un essai de transmission sur le mode de la domination (qui s’accommode
fort bien de l’usage de la notion de masse), mais intégrer la volonté
démocratique de garantir une réception active et une réponse effective.
La révolution culturelle, qui devrait succéder à la révolution
démocratique et à la révolution industrielle, lui semble loin d’être
réalisée, étant donné que les groupes privilégiés freinent les
transformations qui pourraient mettre leur position en danger et que,
lorsque les élites traitent les classes populaires comme des masses,
elles trouvent des gens acceptant d’être traités ainsi. Bien évidemment,
des modifications importantes dans la réception interviendraient si,
comme il en évoque la possibilité (Williams, 1983a), les nouveaux moyens
de communication étaient utilisés de manière à favoriser de nouvelles
relations entre information et opinion. Il s’agirait de ne pas se
contenter de s’en servir pour enregistrer des opinions produites dans
des conditions ne permettant pas de faire la différence entre ce qui est
profond et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est imposé et ce qui est
vraiment pensé. Il s’agirait bien plutôt de corréler le questionnement
et l’information en recourant à des échanges et à des
apprentissages : il en résulterait des opinions dont on peut penser
qu’elles auraient alors un réel fondement social.
5Mais
la capacité d’agir individuelle ou collective n’est pas envisageable
seulement dans le cadre de la communication médiatique ; elle
concerne tout autant l’utilisation du langage en général, comme le
montre explicitement la conception qui sous-tend les Keywords, qui se veulent un vocabulaire de la culture et de la société (Williams,
1983b). Le langage y est, en effet, traité dans la perspective d’une
sémantique historique. Les processus sociaux et historiques n’y sont pas
vus comme nécessairement extérieurs à une langue, mais comme pouvant se
produire aussi en son sein, par invention de nouveaux termes et par
transformation de certains d’entre eux, par la possibilité qu’ils
donnent de contester une signification présente en rappelant une
signification ancienne ou en faisant appel à une autre qui pourrait être
promue. Ce qui revient à appliquer au langage ce qui est dit par
ailleurs des systèmes culturels (Williams, 2005) : à côté de la
culture dominante, il faut reconnaître le rôle décisif des cultures
résiduelles et celui des cultures émergentes, dans lesquelles il est
possible, par référence au passé ou à l’avenir, de trouver les moyens de
produire des discours capables de s’opposer à l’ordre établi. Ce sont
des considérations de ce type, sur le langage, la culture et la
communication, qui incitent à aller plus avant dans l’examen des
conditions d’exercice de l’action politique. Et, pour ce faire, il est
sans doute profitable de se reporter aux Cahiers de prison
rédigés entre 1929 et 1935 par Antonio Gramsci (Gramsci, 1978-1996),
auxquels les représentants du matérialisme culturel ont beaucoup
emprunté, mais dont on ne reconnaît peut-être pas suffisamment la
finesse des analyses portant, précisément, sur ces questions. Les
sciences de l’information et de la communication n’hésitent pas, il est
vrai, à faire référence à son œuvre pour traiter de l’hégémonie. En
revanche, étant donné que les préoccupations à l’égard du langage y sont
souvent soit marginalisées (comme si le langage était
« transparent » ou n’était pas un objet d’étude légitime),
soit marquées par un certain dédain à l’égard de la sociologie, elles
ont tendance à négliger l’analyse gramscienne des relations entre les
pratiques linguistiques et la communication politique (Bautier, 2015).
6Il
faut souligner que cette analyse ne correspond nullement à un moment
idéaliste qui aurait été la caractéristique d’une période de jeunesse,
mais, au contraire, à une préoccupation profonde et continue, qui n’a
fait que s’approfondir pour se traduire en 1935 par la rédaction des
« Notes pour une introduction à l’étude de la grammaire », qui
forment le Cahier 29. Le rejet d’une analyse mécaniste se manifeste
dans le fait que les changements affectant le langage sont vus comme ne
pouvant être, en aucun cas, le résultat du seul effet de lois
phonétiques. Il semble donc impossible d’étudier sérieusement le langage
indépendamment de son environnement et nécessaire, au contraire, de
considérer la culture comme facteur des changements linguistiques, ce
qui amène à ne jamais séparer le langage de son contexte social. Ce qui
est refusé tout aussi nettement, c’est la conception idéaliste qui avait
été présentée par le philosophe Benedetto Croce. Celui-ci défend la
thèse selon laquelle il faut assimiler la linguistique à l’esthétique
car, d’après lui, le langage ne se manifeste pas sur le mode de
l’association d’éléments existants, mais sur celui de la création de
nouveaux éléments, à partir d’autres plus anciens que les individus
transforment (Croce, 1902). Loin d’être pure expression, comme chez
Benedetto Croce, le langage, chez Antonio Gramsci, sera, au contraire,
le lieu de véritables régularités, des régularités issues non de lois
éternelles, mais de l’histoire, de l’environnement et de l’action
politique. Il estime ainsi que toute grammaire normative écrite est
aussi une grammaire « historique » : toute norme se
définit par rapport à d’autres usages qui ont existé ou qui existent
concurremment (c’est cette dynamique potentielle qui sera reprise par
Raymond Williams). Plus encore, il insiste sur le caractère politique
qui est attaché à la norme : selon lui, toute grammaire normative
écrite correspond, en fait, à un acte de politique culturelle nationale
qui est le résultat de l’histoire de la société et c’est la raison pour
laquelle il faut s’intéresser à l’apprentissage de la grammaire. Dans
cette perspective, la reconnaissance des défauts de la grammaire
normative traditionnelle ne peut en aucun cas entraîner la conclusion
que l’enseignement de la grammaire à l’école est inutile : étant
donné que l’on parle selon un « mode historiquement
déterminé », il paraît indispensable de l’enseigner et, même, de
faire en sorte d’accélérer son apprentissage, notamment par les classes
populaires. L’objectif, en effet, est de tenir compte d’un double
processus. D’un côté, l’insuffisance de l’enseignement est directement
préjudiciable aux membres des classes populaires. De l’autre, elle
laisse toute sa place à un apprentissage présent au sein du groupe
social privilégié : un apprentissage non scolaire, mais très
fructueux pour l’individu qui en bénéficie, et d’autant plus efficace
sur le plan social et politique qu’il n’existe pas au sein des autres
groupes. On a là un bon exemple de la manière dont une analyse des relations
entre les pratiques linguistiques et la communication politique
– probablement transposable, au moins en partie, à l’examen des
conditions d’intervention dans un espace public reconfiguré par les
nouvelles technologies – peut contribuer, à la fois, à la
compréhension de la formation de l’hégémonie et à la préparation de
l’action politique.
7Revisiter
les classiques du matérialisme culturel aide à confirmer l’importance
qui doit être accordée aux modalités de la capacité d’agir par rapport
au langage, à la culture et à la communication, dont on peut penser que
le repérage précis est le passage obligé pour se mettre en situation de
pouvoir lier, si tel est l’objectif, la production théorique à la critique sociale pratique.
C’est cette importance qui semble remise en cause par ceux qui, se
réclamant pourtant d’une forme de matérialisme, considèrent qu’il est
désormais indispensable de parler d’un « nouveau »
matérialisme. À leurs yeux, ce changement de regard tient à la nécessité
de prendre en compte la matérialité de la culture numérique. Il va en
résulter l’interrogation du statut même de la matière numérique et la
formulation de questions portant sur les dispositifs computationnels,
comme celles-ci : « Que font les hommes avec ces objets
numériques ? Qu’est-ce que le logiciel, le programme, le langage de
programmation, l’interface ou bien le code font à
ceux qui les utilisent ? S’agit-il d’objets techniques obéissant à
de simples logiques d’utilisation en vue d’une fin, dans une
perspective simondonienne, ou des médias, qui justement désignent ce mélange complexe d’outils, de pratiques et de transformations par le biais de processus, les médiations ? »
(Gras, 2015). Parfois dans le prolongement d’une écologie des médias,
parfois aussi dans celui d’une anthropologie marquée par un
« tournant matériel » ou bien dans celui d’une histoire des
médias devenue archéologie des médias (Ernst, 2015), les thèses
présentées ont, le plus souvent, en commun de mettre l’accent non sur
l’information, mais sur les médias eux-mêmes, afin d’échapper aux
discours vagues sur la société de l’information et sur le virtuel.
Cependant, l’essentiel ne paraît pas se trouver là, mais plutôt dans une
prise de position post-cartésienne et post-humaniste (Casemajor, 2015),
qui se traduit par la suppression des dualités humain / non-humain et
vivant / non-vivant. Cette prise de position est très visible lorsque
les propos tenus visent à donner une définition de la matière. Ainsi
apparaît un matérialisme vitaliste, plus ou moins inspiré par les
philosophes matérialistes de l’Antiquité et mettant en avant l’idée que
la matière a la propriété d’être active (« vibrante »),
propriété qui autorise à considérer que la matière numérique possède,
comme les êtres vivants, la capacité d’agir (Bennett, 2010 ;
Parikka, 2012). Sans aller jusqu’à adopter cette thèse, d’autres auteurs
considèrent que parler d’une « participation matérielle »
(Marres, 2012) ne relève pas d’une contradiction dans les termes et que
la participation politique traditionnelle, impliquant une activité entre
humains, ne doit pas cacher l’existence d’une participation au travers
des objets utilisés. Celle-ci passerait par l’absence d’une acceptation
consciente, au bénéfice d’une action humaine sans investissement fort
(ni de grande attention, ni de prise de position idéologique, etc.), ce
qui signifie que les objets seraient capables d’organiser les publics.
8Cette
capacité d’agir accordée à la matière et, en particulier, à la matière
numérique, ne semble pas interdire à certains de ses avocats de formuler
un projet politique. Mais, inversement, il est possible de penser
qu’une telle conception revient à enlever tout sens à l’action
politique. Il n’est donc pas étonnant que l’émergence de ce
« nouveau » matérialisme ne laisse certainement pas
indifférents les partisans d’une approche critique les plus sensibles à
l’héritage du matérialisme culturel. Les analyses issues du matérialisme
culturel impliquent, en effet, une très forte réticence à l’égard des
thèses relevant du déterminisme technologique, notamment de celles qui
portent sur des moyens de communication. La raison en est que ce
déterminisme tend à isoler les caractéristiques techniques des moyens de
communication du contexte social et politique dans lequel ils se
trouvent. En particulier, afin d’éviter la représentation des techniques
comme agissant d’elle-même, il s’agit d’admettre qu’elles sont
élaborées en fonction d’un objectif, ce qui permet justement d’adopter
une attitude critique et de profiter de la possibilité de militer pour
des transformations technologiques qu’on estime souhaitables. De ce
point de vue, le « nouveau » matérialisme apparaît donc comme
simplificateur, ce qui peut amener à revendiquer la pertinence d’une
approche reconnaissant la multiplicité des types de capacité d’agir
(Hands, 2015). Cette multiplicité correspondrait aux potentialités de
vastes assemblages comprenant des organismes, des réseaux de
communication, etc. : des assemblages dont il paraît impossible
d’écarter le cerveau humain si, du moins, l’on veut conserver
l’affirmation de la validité du rapport entre l’intention et l’action.
9On
est ainsi conduit à considérer ce qui est rarement abordé par les
chercheurs les plus sensibles à la démarche critique : le statut
assignable à l’information dans ses relations avec le cerveau humain et
avec les dispositifs techniques. Le fait d’envisager des machines
abstraites à partir des années trente du xxe siècle
a introduit la possibilité de minorer l’importance du support matériel
et de privilégier celle de la fonction, ce qui revient à admettre une
conception désincarnée de l’information. Il en découle que la forme
logique d’une machine est séparable de la base matérielle de sa
conception et que le traitement de l’information paraît tenir aux
caractéristiques de cette seule forme logique (Putnam, 1975). D’où la
possibilité d’argumenter en faveur d’une philosophie de l’esprit
reposant sur un computationnalisme (la pensée est assimilée à un calcul)
qui admet que le cerveau incarne un programme réalisable éventuellement
par un dispositif physique et chimique différent. Il est, certes, tout à
fait possible d’avoir une vision plus matérialiste – en
l’occurrence, physicaliste – consistant à définir l’information
comme un état identifiable en tant que tel d’un dispositif physique
(Chazal, 2013). Avec une restriction cependant : il n’est pas sûr
que le matérialisme réductionniste, voire éliminativiste (Churchland,
1984), des neurosciences cognitives permette à ce jour de rendre compte
correctement de l’ensemble des phénomènes de pensée.
10Même
s’il est aisé de constater que les développements qui viennent d’être
présentés rapidement sont rarement porteurs d’une démarche critique, il
reste que la place attribuée aux technologies n’est pas toujours
suffisante dans la réflexion à visée politique. Il faut bien admettre,
notamment, que le matérialisme culturel ne se différencie pas toujours
de la théorie critique de l’École de Francfort et que, considérant les
médias d’abord comme des outils idéologiques, il n’aide pas à les penser
comme des technologies. C’est pourquoi certains chercheurs vont
chercher dans des traditions non marxistes les analyses qui leur
semblent utiles pour développer une pensée critique. Dans ce cas, il va
s’agir, par exemple, à partir des travaux de l’École de Toronto, d’une
réflexion sur le rôle de la technique dans l’émergence de l’individu
moderne (Martino, 2013). En envisageant les moyens de communication
comme des liens de l’individu avec le collectif, on se donne la
possibilité de traiter la médiation technologique dans ses rapports avec
les structures de pouvoir et les formes d’influence, ce qui peut aider à
orienter l’action politique vers des domaines peu étudiés, comme celui
de la gestion du temps et de l’espace. Ou bien l’on va, à partir des
mêmes travaux ou d’autres comparables, estimer que la recherche doit, de
façon urgente, favoriser l’analyse critique des distorsions sociales
qui peuvent être engendrées par la distribution inégalitaire de la
maîtrise de tel ou tel moyen de communication (George, Kane, 2015).
L’objectif est ainsi de refuser l’idée d’une neutralité de la
matérialité des médias et de tenter, au contraire, de rendre compte des
implications sociétales de cette matérialité, en particulier lorsque
l’étude porte sur les technologies numériques d’information et de
communication. La notion de « technologie intellectuelle »
(Goody, 1979) apparaît donc ici comme particulièrement intéressante, en
ce sens qu’elle permet d’envisager l’incidence que peuvent avoir
les changements dans les moyens de communication sur le développement
des processus cognitifs et sur l’accroissement du savoir, mais à
condition aussi de relier ces changements à une structure sociale dont
l’importance ne peut être négligée. C’est, d’ailleurs, également cette
notion qui, parmi d’autres, inspire des travaux portant sur les
écritures numériques, avec la mise en lumière des processus de mise en
discours au sein d’un environnement numérique, dont l’ensemble constitue
ce que l’on peut appeler une « technologie discursive »
(Paveau, 2015). Dans ce cas, cependant, la question de la remise en
cause des dualismes évoquée plus haut réapparaît et, avec elle, celle de
la conception des capacités d’agir. Si les écritures numériques sont
intrinsèquement liées à leur environnement, si leur étude nécessite
l’observation de matières composites allant du social au technologique,
il peut alors sembler nécessaire d’adopter une approche post-dualiste
qui vise à penser l’humain comme articulé à du non-humain, en admettant
l’existence d’agentivités distribuées, dont les humains ne seraient pas
les seuls détenteurs.
11En
mettant l’accent sur la matérialité des moyens de communication, en
imposant une réévaluation de l’apport du matérialisme culturel et en
introduisant des questionnements sur les rapports entre les technologies
et les capacités d’agir chères au matérialisme culturel, le
« nouveau » matérialisme n’est certainement pas, en fait,
radicalement novateur. Il apparaît plutôt comme une variante d’un
matérialisme naturaliste qui peut prendre des formes assez diverses.
Parmi celles-ci, on trouve un vaste ensemble de travaux qui dénient
toute pertinence à la démarche des sciences sociales, au bénéfice d’une
approche tendant à traiter les questions abordées dans la seule
perspective des sciences de la nature. C’est le cas, en particulier, des
analyses relevant de la mémétique, dont les fondements ont été définis à
partir de l’éthologie (Dawkins, 1976). Dans un premier temps, il s’agit
de défendre la thèse suivant laquelle les organismes peuvent être
considérés comme des machines que les gènes utilisent pour se
reproduire. Dans un second temps, c’est précisément cette notion de
réplication qui est utilisée à nouveau, mais pour en étendre le domaine
d’application. L’évolution darwinienne est vue comme ne se limitant pas
au périmètre de la biologie, mais comme concernant tout autant
l’histoire des cultures. En conséquence, aux gènes correspondraient des
mèmes constitués des différents éléments de la culture humaine. Le
processus d’imitation paraît essentiel dans cette approche :
certains mèmes réussissent mieux que d’autres, suivant un processus
analogue à celui la sélection naturelle. Ces fondements seront ensuite
repris et serviront à l’élaboration de diverses théories. Par exemple,
on peut considérer que l’existence d’un mème dépend de son incarnation
physique (Dennett, 1991), ce qui permet d’attirer l’attention sur le
rôle de la chaîne de véhicules transportant les mèmes : si ceux-ci
sont potentiellement immortels, ils dépendent en fait de la solidité de
la chaîne, qui peut être constituée aussi bien de livres que d’objets ou
de comportements.
12D’inspiration
tout autant darwinienne, l’anthropologie cognitive traite également de
la diffusion des idées. Ainsi, suivant une démarche relevant d’un
« programme naturaliste dans les sciences sociales »,
c’est-à-dire d’un programme de recherche qui situe les sciences sociales
dans la stricte continuité des sciences naturelles, l’objectif visé
peut consister à développer une « épidémiologie des
représentations » (Sperber, 1996). Il s’agit là d’une conception
dont le matérialisme est nettement revendiqué : elle présuppose que
toutes les causes et tous les effets sont matériels. Mais elle implique
une dévalorisation du matérialisme d’origine marxiste, qui est jugé
contradictoire en ce qu’il traite le social en essayant d’articuler un
versant matériel et un versant immatériel (Sperber, 1987). La
caractéristique fondamentale qui est alors attribuée aux êtres humains
est la capacité de construire non seulement des descriptions du monde,
mais également des interprétations, c’est-à-dire des
« représentations de représentations », pour comprendre ce qui
leur est communiqué. Afin d’expliquer (au sens fort du terme)
l’existence de telle ou telle famille de représentations fondées sur la
communication, la théorie épidémiologique prendra en compte des facteurs
cognitifs et des facteurs environnementaux : ainsi, ces deux types
de facteurs seront considérés comme agissant différemment suivant
qu’ils affectent la communication d’un mythe, d’une croyance politique
ou d’une croyance scientifique.
13Le
matérialisme naturaliste illustré aussi bien par la mémétique que par
l’épidémiologie des représentations va se retrouver dans des travaux
réalisés majoritairement par des physiciens, à ceci près que ceux-ci ne
cherchent pas, en général, à souligner leur matérialisme : c’est le
matérialisme des « sciences dures », qu’il n’est plus besoin
de défendre, accepté qu’il est par l’ensemble des chercheurs. Ces
physiciens ne s’intéressent pas seulement au repérage des contraintes
physiques s’exerçant sur les réseaux techniques, mais cherchent, au
contraire, à fournir une caractérisation générale de l’ensemble des
réseaux. S’ils étudient leurs aspects topologiques en recourant à la
théorie des graphes, ils avancent également des analyses conceptuelles
et empiriques qui imposent un traitement des outils et des pratiques de
communication en termes de systèmes complexes assimilables à ceux que
constituent les systèmes vivants. Ils mettent alors en lumière les
caractéristiques auto-organisationnelles des réseaux étudiés, en les
considérant seulement comme soumis à des règles de développement
relevant des sciences de la nature. La transformation introduite ainsi
implique donc le déplacement, le brouillage ou la suppression de la
frontière entre ce qui est artefact et ce qui ne l’est pas : une
manière de poser des questions épistémologiques, mais aussi des
questions politiques qui en sont les corollaires (Bautier, 2013). Les
premières recherches de ce type ont mis l’accent sur les distributions
statistiques concernant la structure du web en tant que réseau virtuel
se présentant comme un ensemble de nœuds reliés par des liens
hypertextuels. C’est ainsi que l’on a pu montrer (ce qui a été souvent
confirmé ensuite) que ce réseau est marqué par des distributions
« larges ». Autrement dit, elles ont souligné que, loin d’être
constitué de nœuds dont la plupart auraient un nombre de liens proche
d’une certaine moyenne (on aurait alors une représentation de la
distribution en forme de cloche), le réseau du web est, au contraire,
formé de nœuds dont certains, très nombreux, n’ont que très peu de liens
voire aucun, alors que d’autres (des super-nœuds), en petit nombre, en
ont beaucoup ou même énormément. Plus précisément, il est apparu qu’un
tel réseau est connecté suivant une « loi de
puissance » : on constate que la probabilité qu’un nœud ait
k liens est inversement proportionnelle à ce nombre k élevé à
la puissance n, la valeur de cet exposant n variant
entre 2 et 3. C’est à partir de cette constatation que les
travaux se sont multipliés, en portant sur d’autres réseaux que le web
et en visant à fournir des modélisations de leur développement. Ils ont
pu mettre en évidence, d’une part, que les réseaux de ce genre existent
en grand nombre et, d’autre part, qu’ils se différencient nettement des
réseaux aléatoires. La modélisation de base revient à considérer que le
fonctionnement de ces réseaux suppose l’existence de deux
caractéristiques qui, lorsqu’elles sont appliquées au web, se traduisent
par deux hypothèses. La première hypothèse est que le réseau de pages
est en expansion continuelle ; la seconde est qu’une nouvelle page
inclura des liens vers des pages déjà existantes avec une probabilité
proportionnelle au degré entrant de ces pages (Barabasi, Albert, Jeong,
2000). Il s’agit là de ce que l’on peut appeler un « attachement
préférentiel », qui est la traduction d’une tendance suivant
laquelle « les riches deviennent toujours plus riches ».
14Ce
type de modélisation est un bon exemple d’essai pour rendre compte de
l’évolution d’un réseau appartenant à la catégorie des réseaux
complexes. C’est sans doute la raison pour laquelle elle peut être
réutilisée plus largement dans l’étude d’autres réseaux, artificiels ou
naturels, qui sont complexes dans la mesure où ils résultent, comme le
web, d’une évolution décentralisée et non planifiée. On remarquera que
l’hypothèse même d’un attachement préférentiel a été complétée par
l’équipe qui en était l’auteur, afin de prendre, par exemple, en
considération le fait que certaines pages web peuvent acquérir une
popularité considérable très rapidement et détrôner des sites plus
anciens. Il a ainsi paru utile d’intégrer au modèle une caractérisation
de chacun des nœuds par son aptitude à entrer en compétition avec les
autres et à acquérir plus de liens qu’eux (Bianconi, Barabasi, 2001). Il
s’agira alors d’un « fitness model », qui permet de
distinguer et de rendre compte de trois situations : celle où les
nœuds les plus riches sont simplement les plus anciens, celle où les
plus « aptes » deviennent plus riches et celle, enfin, où le
plus « apte » l’emporte complètement sur tous les autres. Même
en dehors de toute modélisation, ces notions peuvent apparaître. Par
exemple, pour analyser la nouvelle organisation de l’information
entraînée par l’essor des folksonomies dans le cadre du web 2.0, il
est tout à fait possible de considérer que leur émergence constitue une
réponse à un environnement informationnel à la fois en expansion rapide
et marqué par le fait qu’il contient des informations peu identifiées
et peu structurées, tout en étant utiles (Wichowski, 2009). De ce point
de vue, les folksonomies sont conçues comme le fruit d’une adaptation
permettant la « survie » des informations utiles par l’apport
de moyens qui les rendent accessibles. Mais, le plus souvent, c’est la
démarche de modélisation qui paraît concourir à la promotion d’une
attitude ambiguë ou réservée à l’égard de l’action, alors même qu’il
serait envisageable, notamment, de contester des situations existantes
ou d’intervenir sur des situations prévisibles au sein de
l’environnement informationnel. On peut, bien sûr, distinguer deux
grandes catégories de réseaux : d’une part, les « systèmes
naturels » (systèmes biologiques, sociaux, écologiques…) et,
d’autre part, les « systèmes infrastructurels » (systèmes
physiques et systèmes virtuels). Cependant, la distinction initiale est
rapidement estompée par la mise en lumière de ce qui fait la spécificité
des réseaux complexes (Vespignani, 2005) : ceux-ci manifestent des
phénomènes d’auto-organisation, dont il s’agit justement de rendre
compte. Ils apparaissent d’ailleurs d’autant plus liés à l’émergence de
ce que l’on peut appeler des hiérarchies qu’ils sont susceptibles d’être
modélisés en recourant, par exemple, aux deux hypothèses rappelées plus
haut. La conception qui en résulte est très claire : le web n’est
pas démocratique et il « ressemble plus à une cellule ou à un
écosystème qu’à une montre suisse fabriquée méticuleusement »
(Barabasi, 2005). C’est ainsi que les travaux menés dans ce cadre
peuvent attribuer aux processus observés, mais sans qu’ils en discutent
vraiment, le statut de conséquences du seul fonctionnement interne du
réseau considéré. En fait, les problématiques intégrant l’apport des
sciences sociales étant mises à l’écart ou bien fortement dévalorisées,
la démarche de modélisation semble avoir permis de légitimer la tendance
à naturaliser les rapports de pouvoir présents sur les réseaux. Le
matérialisme fondamental, l’usage de la physique statistique et la
naturalisation des phénomènes qui caractérisent la « science des
réseaux » débouchent ainsi sur l’effacement de l’éventualité d’une
approche critique.
15On a
vu que l’on pouvait souhaiter une relecture des classiques du
matérialisme culturel afin d’éviter les conséquences d’analyses qui
risquent d’être trop lestées par le matérialisme historique
traditionnel. On a vu aussi que les propositions concernant un
« nouveau » matérialisme induisaient, quant à elles, une
réévaluation du matérialisme culturel en obligeant à considérer mieux la
matérialité des moyens de communication, mais qu’elles suscitaient
aussi beaucoup d’interrogations sur le matérialisme prôné, en
particulier lorsqu’il devient plus ou moins vitaliste. On a vu enfin que
le matérialisme naturaliste, dans ses différentes acceptions, avait
probablement comme effet de vider de leur sens à la fois la
problématique des capacités d’agir et l’activité critique elle-même.
Dans ces conditions, relier l’exercice de la critique et la référence au
matérialisme semble imposer, au préalable, un débat sur les formes du
matérialisme (sauf, évidemment, à penser que le matérialisme historique
est le seul à devoir être considéré). Il n’est pas sûr, en effet, que
les différentes formes du matérialisme soient équivalentes et qu’elles
soient porteuses également d’implications critiques, ni même de
potentialités critiques. Sans nécessairement se contenter de rejouer
l’affrontement entre vision dualiste et vision moniste du monde, mais
plutôt en se concentrant sur la variété de ces potentialités et de ces
implications, le débat contribuerait à la détermination des éléments
théoriques susceptibles de favoriser concrètement l’émancipation, ainsi
que d’en préciser les limites.