1Le thésaurus, outil linguistique mettant en relation le langage naturel de la pratique avec l’ensemble non fermé des contenus sémantiques, est le trésor des notions. Il nous sert à mettre en visibilité les régimes scientifiques et les modes de conjugaison de la science et de la philosophie qui conduisent à l’épistémologie générique. Le thésaurus est en soi aussi un outil de recherche et la mise à disposition des scientifiques, des philosophes, des décideurs, des citoyens, des femmes et des hommes, d’autres formes d’investigation.
2.1. Disciplines
2Nous gardons une grande prudence sur la caractérisation des disciplines. Trouver la juste distance entre une caractérisation trop rapide ou trop profonde qui pourrait conduire soit à isoler une discipline et en faire un paradigme, soit à la tentation de détruire la discipline, notamment en faisant monter sans dispositif ad hoc la question de l’interdiscipline, doit rester un exercice complexe.
Comment voir une discipline
3Notre lecture du paysage à l’intérieur d’une discipline met en évidence les éléments suivants :
5Une discipline est discipline lorsqu’elle compte tous ces éléments. On les retrouve dans toutes les disciplines, des plus « abstraites » aux plus « concrètes » [1][1]Cette distinction d’usage n’est pas pertinente dès lors que le…. Ce qui les différentie et les individualise est le contraste particulier qu’a chacun des éléments pour une discipline donnée.
6Une fois ce paysage rendu visible, les machines de production de la connaissance par les disciplines deviennent manifestes.
Discipline-machines
Machine à dissocier
7Une discipline est une machine à dissocier invention, les « concepts », et découverte, les « faits ». Cette machine [2][2]Sur les machines passives : Jacques Lafitte, Réflexions sur la… étant entretenue par l’épistémologie classique, on la voit difficilement dans le fonctionnement disciplinaire. En reconnaissant des logiques de justification plutôt que des logiques d’invention, l’épistémologie classique masque la façon dont est produite une découverte. Les disciplines sont « positives », elles auto-évaluent les avancées par les nouvelles relations que les recherches apportent entre concept et fait. Elles sont manifestes et visibles par cette possibilité d’évaluation. La discipline s’imagine seule face au réel, et c’est même une condition de sa production de connaissances. Mettre en visibilité le paysage de ses ingrédients permet de placer la discipline dans une pluralité sans affecter l’efficacité de sa production.
8La discipline se pense généralement comme face au réel et comme ayant un effet sur lui. Dans cette façon de penser, elle se voit comme solitaire. Il faut d’autres événements historiques, dont le symptôme le plus évident est la « crise », pour qu’elle aperçoive ses relations aux autres disciplines. La discipline alterne entre un point de vue solitaire ou pluraliste, selon les événements.
Machine d’appropriation
9Cette alternation est liée au fait que la discipline est une machine d’appropriation. Une discipline se distingue des autres aussi par la critique qu’elle en fait. On le voit dans les rapports différenciés pour une discipline donnée entre l’expression des concepts et la forme des expérimentations. Ces rapports spécifiques traversent toutes les disciplines, des plus « abstraites » au plus « concrètes ». Y compris les mathématiques car on peut considérer le symbolisme et l’intuition comme des caractères expérimentaux.
Machine à langages
10La discipline est aussi une machine à langages et surtout pas seulement une machine à langages. Sur la question des disciplines et de leurs langages [3][3]Pour Poincaré, la science est un langage, pour Bachelard, les…, il y a des malentendus à défaire. Du point de vue d’une discipline, on voudrait voir un langage qui se comprenne de soi par l’apprentissage et par la technique. Cela fait appel au rêve de l’univocité. Tout le langage d’une autre discipline, comme le langage usuel, apparaît comme incompréhensible même si l’on emploie les mêmes mots. Le langage, ce n’est donc pas seulement le vocabulaire, ce n’est pas seulement la syntaxe, ce n’est peut-être pas seulement un mélange syntaxe/logique. Il y a diverses « couches » du langage, celles du rapport au vocabulaire, à la syntaxe, à la logique, mais aussi un rapport à la spécificité de la connaissance scientifique et à « l’intime » des disciplines, faisant que l’usage d’un même mot par d’autres cercles paraît naïf. Le langage est ainsi à la fois très superficiel – comme le sont les « chocs culturels » idéologiquement construits, ou ce à quoi conduit la projection d’une discipline sur une autre –, mais aussi quelque chose qui touche l’intime, et n’est plus seulement de l’ordre du langage, mais aussi quelque chose de lui. Ne considérer les échanges entre disciplines que de l’ordre du langage, a pour effet d’entériner la frontière disciplinaire, sans aller jusqu’à l’épaisseur ou la profondeur de l’intime de la science.
Machine à culture
11Il y a en effet une profondeur des disciplines, qui peut soit les enfermer en elles-mêmes, soit permettre l’entrée dans une autre culture disciplinaire. Les disciplines ont une substance rigoureusement disciplinaire, incluant les logiques de production de nouvelles propositions. Elles ont aussi un cœur avec lequel elles participent d’autre chose, un cœur clandestin [4][4]Clandestin : On l’approche dans des œuvres collectives, en…, dont les vibrations s’entendent d’une discipline à l’autre. On le comprendra mieux en parvenant à écrire de façon directe, sans comparaison, sur les lieux d’interdisciplines. Les disciplines ont une part de clandestinité où homme et sciences se mêlent. C’est aussi une substance qui participe de la formation des connaissances et ces logiques de rigueur. Une discipline se constitue en tant que discipline en mettant les connaissances dans une membrane, qui font d’elle un corps, qui la singularise tout en ordonnant ses contacts avec les autres sources de connaissances. Ces membranes sont plus ou moins épaisses et poreuses. Les moyens pour arriver à la profondeur des disciplines sont variés, certains sont issus de la philosophie, tels immanence, transcendance, contingence, d’autres sont communs à la science et la philosophie, tels virtuel, mi-lieu, objet. Des conditions particulières permettent d’impulser une dynamique des savoirs entre et à l’intérieur des disciplines, telles l’injonction d’interdisciplinarité, ou la gestion de lieux d’interdiscipline dont les effets restent difficiles à décrire tant ils touchent l’intimité. Ce sont autant de possibilités de voir la machine de la discipline et avec elle d’en percevoir l’épaisseur.
Machine à illusion ou à intériorisation
12Il y a une illusion de la discipline sur sa sortie vers d’autres disciplines et qui masquent son intériorité : l’illusion du tout. Il faut changer le « grain de la science » pour apercevoir cette illusion. Dans l’épistémologie classique, celui-ci est déterminé par les relations entre théories et observation. Les théories devant être considérées comme étant de portée universelle, cela ne permet qu’un grain macroscopique. La culture disciplinaire est marquée par cette illusion, qui, en ne permettant que le grain macroscopique, limite les relations entre les disciplines à des effets de surface, tels que la critique et des projections des disciplines les unes sur les autres. L’incompatibilité culturelle entre les disciplines n’est pas un fait mais un effet non explicité de l’histoire. La culture peut être appréhendée comme la partie apparente de la machinerie disciplinaire, il y a des éléments de compréhension qui sont primitifs et qui peuvent être les termes de la culture disciplinaire et des compatibilités culturelles.
Machine à production de variétés
13Comprendre une discipline, c’est aussi appréhender la variété des ingrédients scientifiques, non plus seulement dans leur lissage, leur unification, mais aussi dans leur hétérogénéité. La multiplicité des disciplines et leurs extensions continues supposent que les savoirs disciplinaires ne sont pas des savoirs pleins et idéaux. L’illusion du « tout » s’éloigne. Il y a des zones qui ne sont pas seulement des manques de savoir, mais des « trous » de non-savoirs et il y a des savoirs indoctes. De ce point de vue, les disciplines ne sont pas des formes qui recouvrent l’espace de l’horizon scientifique.
Expérience de visibilité 1. Nous ne voyons le travail scientifique qu’au travers des disciplines
Nous voyons le travail scientifique au travers des disciplines. Un des moyens de s’en rendre compte est de suivre la direction que nous donnent les préjugés. En voici un exemple :
« Il n’y a plus de grandes découvertes »
- Nous voyons les grandes découvertes scientifiques au travers des disciplines. Nous voyons les « grands hommes » au travers des disciplines, même s’ils sont justement réputés les dépasser.
- Ce qui semble ne plus être de l’ordre de la discipline n’est pas visible. C’est pourquoi nous ne voyons pas l’interdiscipline, C’est pourquoi il y a une critique des « grandes découvertes » et des « grands hommes », mais sans que la cause en soit dite.
- Dès lors « il n’y a plus de grandes découvertes » signifie que les moyens que l’on a pour les voir ne sont plus pertinents.
Naissance et disparition d’une discipline
15Considérer la machine disciplinaire, c’est aussi prendre en considération le caractère hétérogène et la richesse de ses ingrédients. C’est considérer les possibilités d’une mise en compatibilité avec d’autres disciplines. Qu’est-ce qui « entre » dans une discipline, lui donne son énergie, la fait se développer ? Notre expérience nous fait dire que la discipline est un ensemble ouvert et riche qui ne se circonscrit pas au développement linéaire des théories, ni aux apports de l’expérience, ou à l’incrémentation de connaissances homogènes. La discipline a une histoire, est faite par les femmes et les hommes et dépend d’initiatives humaines. Nous nous proposons d’ausculter ce qui fait la dynamique de production des connaissances à l’intérieur d’une discipline et de quelle manière cela se distingue d’une discipline à une autre. Cette investigation nous amène à isoler les composantes d’une discipline ; elles sont toutes reliées à ce qui fait l’engagement du chercheur.
Expérience de pensée 3. La matière scientifique de l’engagement du chercheur, une extraction à partir de vécus
Le mode actif : la notion de gage
Le mode moyen : la fonction sociale et politique de la science
- Fait appel à une « structure » ouverte, qui comprend des ruptures et a affaire à une hétérogénéité qu’elle ne réduit pas.
- Fait appel à une logique du futur, c’est-à-dire pas seulement un ensemble d’actions, des suites partiellement ordonnées qui donnent lieu à des singularités, mais à quelque chose qui lie l’individuel et le collectif, la pensée et le réel, le même et autrui. Seulement plus tard, on sait la trajectoire qui a été gagée.
- Suppose et produit une matérialité, via une « performativité » des actions qui touche les objets.
- Véhicule un équilibre de rapport aux valeurs aux savoirs.
- Garantit les méthodes, l’objectif et les trajectoires, c’est une instrumentation vertueuse de la confiance.
- Fait connaître et organise les informations et permet la transmission, le passage entre différentes sphères d’intérêt et entre les générations.
17En première instance, nous proposons de repérer quelques conditions de naissance et de disparition d’une discipline .
- La naissance et le développement des disciplines dépendent de conditions locales et empiriques, et la discipline garde la trace de caractères humains plus immanents. Ces conditions sont partiellement retranscrites par l’histoire et plus assurément appréhendées avec une démarche archéologique [5][5]Démarche archéologique : cf. Michel Foucault, Archéologie du…, qui permet de traiter la discipline comme document et comme monument.
- Elle se développe grâce à une double dynamique interne :
- o une distinction de notions qui sont en mélange dans les disciplines plus anciennes,
- o une internalisation de morceaux de savoirs antérieurement séparés et leur homogénéisation par l’institution de nouvelles règles et de nouvelles logiques.
- Ces règles et logiques sont propres à la discipline et font partie de sa machinerie de qualification et d’évaluation des connaissances.
- De nouvelles disciplines peuvent apparaître à la suite de divergences au sein d’une discipline lorsque :
- apparaissent de nouvelles théories incompatibles avec celles de la discipline en place,
- apparaît une nouvelle intention des chercheurs de la discipline,
- de nouveaux modes d’administration de la preuve sont incompatibles avec ceux en usage au sein de la discipline,
- que cet ensemble aboutit à de nouveaux régimes de production de connaissances difficilement acceptables au sein du réseau social de la discipline en place,
- ces régimes deviennent culturellement incompatibles avec la culture de la discipline.
- De nouvelles disciplines peuvent être issues de disciplines en expansion. Elles sont créatrices de « nouveaux objets », qui font usage des autres disciplines selon des ordres non prévus dans chacune d’entre elles lorsqu’elles sont prises séparément. Ce sont comme d’autres séries d’ordres partiels.
- Une discipline ne disparaît jamais vraiment, en tout cas sa machinerie n’est pas atteinte par des contre-exemples. Les contre-exemples [6][6]Contre-exemple : « l’usage du contre-exemple est indigne du… sont des sources de développement de nouvelles disciplines, lorsque la machinerie disciplinaire établie ne permet pas de mettre à l’épreuve de nouvelles idées. Les limites d’une discipline sont redessinées avec l’apparition de nouvelles disciplines.
Les composantes scientifiques d’une discipline
19Reconnaître comme telles les conditions de naissance et de quasidisparition d’une discipline offre une ouverture sur les composantes de celles-ci, qui apparaissent dans leur hétérogénéité. Ce qui fait le caractère unique de chaque discipline est qu’elle environne un ensemble théorique qui lui est propre, sur la base d’une intention reconnue implicitement. Cet ensemble donne sa cohérence à la discipline, qui se distingue des autres par les niveaux et les potentialités des paramètres qui font l’administration de la preuve. Au sein de chaque discipline s’incrémentent des dimensions pratiques et sociales particulières.
Singularité théorique
20Une discipline peut coïncider avec une théorie, si la théorie est considérée comme « complète » : tous les objets qu’elle se donne peuvent être décrits comme solution exacte des équations de la théorie.
21Cette proposition ne va pas de soi, elle est constatée pour certaines disciplines, dont la rigueur est alors considérée comme presque parfaite. Pour les autres disciplines elle ouvre l’ambition de produire d’autres propositions théoriques et donne un surplus d’exigence aux disciplines qui partagent une même théorie. Cette proposition autorise à considérer certaines théories comme étant de portées intermédiaires ou comme des axiomatisations intermédiaires.
Expérience de visibilité 2. Autonomie des modèles
La mécanique des fluides a une théorie, avec ses équations, qui s’est révélée incomplète. Certains phénomènes comme les turbulences ne pouvaient être décrits comme les solutions exactes de ces équations, celles de Navier-Stockes. La mécanique des fluides a dû inventer des modèles sans théories et a été conduite à inventer de nouvelles théories, telles que l’analyse dimensionnelle.
L’intention comme force conceptive
23L’intention s’appuie sur l’ensemble des connaissances et techniques connues du chercheur. Elle est liée au rapport à l’objet qu’il entretient et à la conception qu’il a du positionnement de son action dans le monde. C’est à la fois un choix et le produit d’une trajectoire. Une discipline regroupe des intentions ou des séries d’intentions de même nature. L’intention est un facteur de conditionnement des caractéristiques de la machinerie disciplinaire. La discipline ouvre un champ intentionnel de questions et en corrélat en ferme d’autres.
Un style d’administration
24La discipline n’est ni tout à fait abstraite, ni tout à fait concrète et a comme paramètres qui déterminent son style d’administration :
- une politique qui donne le cadre disciplinaire et de revendication de la scientificité,
- un ensemble de logiques qui met à disposition la logique de la preuve et répond à la revendication de scientificité,
- un processus qui est celui de l’administration de la preuve.
Une forme de reconnaissance sociale
26La discipline a également une dimension pratique et sociale, qui oriente les apprentissages et cadre l’expression des résultats, donc l’administration de la preuve. Les spécialistes d’une discipline reconnaissent collectivement celle-ci, même si ses contours échappent à l’explicitation. Ils se reconnaissent dans leur manière de distinguer les bons objets et de qualifier la pertinence et l’intérêt des démarches. Cette dimension a fait l’objet d’études sociologiques, nous insistons sur son caractère également épistémique. Alors on peut mieux discerner les dimensions pratiques et sociales d’une discipline qui sont emportées par la théorie ou l’ensemble de théories, et à l’inverse, les dimensions théoriques qu’emportent les pratiques et la reconnaissance sociale.
L’objet comme occasion
27L’objet ne se trouve pas simplement au bout du raisonnement disciplinaire et de ses instruments. Il y a une intrication entre objet et discipline. L’objet devient un corrélat possible de l’ensemble théorique de la discipline. Il solidifie et objective la relation entre théorie et expérience.
28Il y a dans toutes les disciplines, y compris les disciplines dites « sans objet », une façon de traiter des objets qui ne dépend pas seulement de l’ordre déductif. Le cadre hypothético-déductif est le plus communément admis en épistémologie classique, c’est-à-dire théorie-centrée. Notre proposition permet de sortir de ce « passage obligé », ce cadre ne figure pas comme composante de la discipline, mais comme une des modalités de l’administration de la preuve. Si on regarde du côté de l’objet, il est composé d’un ordre syntaxique, qui est sous-tendu par le système hypothéticodéductif et également de relations sémantiques. Les modèles de ces objets, quant à eux, assemblent syntaxe et sémantique. La sémantique vient là enrichir le mode de preuve, le mode hypothético-déductif n’étant alors plus le seul en jeu. La sémantique permet un autre ordre, lié au concept de pertinence et de considérer les relations de proximité.
29Avec cette « façon » de le traiter, l’objet il ne peut alors plus être considéré comme tout à fait intérieur ou extérieur à la discipline. La caractéristique qu’il apporte à la discipline est d’y permettre plusieurs systèmes de logiques et d’engager le partage des connaissances entre les disciplines.
30Alors la distinction, voire la hiérarchie des disciplines « avec » ou « sans objet » tombe.
2.2. Les disciplines entre elles
31Mettre en lumière ces composantes des disciplines ouvre la possibilité de rechercher la nature de ce qu’elles peuvent échanger. Ceci, rappelons-le, est très difficile si le cadre de l’épistémologie reste dans sa configuration classique, qui, en raison de l’unification et l’universalité du système de preuve qu’elle suppose, limite les relations des disciplines entre-elles.
32Il existe bien des moyens supposés faire des passages entre les disciplines, telle la modélisation. Mais la modélisation ne nous dit rien de ce qu’il faut pour passer d’une discipline à l’autre, hors les mathématiques et la logique.
33Nous proposons d’opérer une recherche à partir de la combinaison des composantes des disciplines ; on pourra en déduire une approche modélisatrice autre.
- Jongler avec différents styles d’administration. L’administration des connaissances au-delà de celles d’une discipline donne pertinence et précision aux objets et modèles qui sont partagés entre plusieurs disciplines. On va donc avoir une administration des connaissances qui va au-delà d’une administration de la preuve. Elle aura affaire à deux sortes d’hétérogénéités, l’hétérogénéité « faible » à l’intérieur des disciplines, et l’hétérogénéité « forte » entre les disciplines.
- Combiner les intentions autour de l’objet qui devient un système d’occasions multiples. À l’occasion d’objets ou de modèles, on peut voir les disciplines en fragments pris dans un réseau. Leur relation n’y est pas d’intersection. Les objets ne sont plus pensés dans une dimension phénoménologique, les disciplines peuvent même devenir des dimensions de ces objets. Ainsi aucune discipline n’apparaît comme suffisante. Y compris la philosophie dont il faut aussi savoir considérer l’hétérogénéité. Au sein d’une discipline, pour un scientifique, l’intention devient l’apparence objective de l’unité de l’objet. Aucune discipline n’est au centre, aucune discipline ne peut expliquer une autre, y compris la philosophie. Aucune discipline n’est suffisante, ce qui rend obsolètes les hiérarchies communément admises, en particulier celles des disciplines « sans objet » sur les disciplines avec objet.
- Gérer les singularités théoriques par la pluralité. L’exigence de positionnement théorique de la discipline renforce la distinction entre les disciplines. Elle permet d’internaliser une ambition propre et par là même de faciliter les compatibilités entre disciplines. Le reconnaître est un élément du processus d’interaction.
- Ouvrir les cultures disciplinaires à des formes multiples de reconnaissance sociale. La reconnaissance sociale atténue l’emprise possible de l’idéologie, que l’on peut définir comme la représentation d’une discipline par une autre discipline, alors que l’une cherche à maîtriser l’autre. Le régime de maîtrise véhiculé par l’idéologie va étouffer la reconnaissance sociale en réduisant la diversité des paramètres. Cette reconnaissance sociale met en évidence le fait que les relations entre les disciplines emportent des facteurs humains.
35La science n’est alors pas un système classificatoire des disciplines comme pouvaient le concevoir les positivistes, mais une véritable architectonique, où chaque discipline a une place dynamique en fonction des compatibilités et des hyper-compatibilités qu’elle entretient avec les autres disciplines. Les critères de la science deviennent autres, ils sont de l’ordre de ce qui permet une compatibilité plus productive et opératoire entre les disciplines. Les modélisations, les simulations numériques et informatiques, les dimensions disciplinaires sont considérées pour ce qu’elles sont, elles gagnent leurs propres valeurs scientifiques. Ce qui fait science s’enrichit d’autres ingrédients, tels que ceux participant à la formation des objets scientifiques, silencieux dans le cadre de l’épistémologie classique. Notre proposition est un moteur d’expansion de la science.
Expérience de visibilité 3. L’impossibilité d’une hybridation des disciplines
L’hybridation des disciplines ne se peut ; la singularité de leurs composantes (singularité théorique, intention conceptive, style d’administration, forme de reconnaissance sociale, objet comme occasion) est hermétique au mélange, sous peine de diminuer en pertinence et rigueur. De fait, on constate que les disciplines libellées avec des mots hybrides (biophysique, immunogénétique, bioinformatique…) sont des disciplines à part entière, avec leurs propres politiques, processus, ensemble de logiques construites en leur sein et ne relevant pas de la combinaison des composantes des disciplines dont leur nom est issu. L’hybridation en tant que telle ne permet pas de construire l’identité propre. C’est une nouvelle discipline qui naît et construit sa propre machine, avec des composantes qui lui sont propres et contrastent avec les autres disciplines.
Il n’y a pas de rapports disciplinaires [7][7]Rappelons que Jacques Lacan, dans « L’Étourdit », in :……
Posture scientifique
37La posture scientifique force l’adéquation entre l’objet et l’intention de le faire exister. Elle donne envie de croire aux « grands hommes », même si des critiques de ce qui est « grand » ou humain se font jour. On voit encore les grandes découvertes au travers des disciplines et dans la science en régime interdisciplinaire, on a l’impression de ne pas en trouver.
38Il est utile de discerner que le régime disciplinaire a été construit en portant comme valeur scientifique l’affranchissement dans la construction des connaissances du lien à l’environnement et de la référence à l’homme. Avec cette valeur, l’autonomie de la science, nécessaire à la construction des connaissances et à son rôle en société, est interprétée comme une isolation des disciplines.
39Si on effectue une plongée historique, on constate que dès la constitution des disciplines, il est fait état de crise opposant différentes représentations et administration des sciences. Le moment d’une crise est celui où l’organisation implicite des disciplines est en inadéquation avec la dynamique interne, les évolutions des autres disciplines, et est le signe d’une trop grande distance avec ce qui a cours. Donc ce contexte, l’environnement, l’homme, ne sont finalement pas si exclus des régimes disciplinaires. Ils sont juste en dessous. Ils sont facteurs d’évolution des disciplines, chacune gardant ses propres processus et sa forme de temporalité. La notion de crise dépend de la propension ou la volonté de distinguer plus ou moins finement l’architectonique ou de la traiter. La crise ne trouve jamais son jugement de façon directe. Les « crises » ou les « controverses » en sciences sont des apparences liées fortement à la conception disciplinaire des sciences. « En dessous » est l’hétérogénéité des disciplines. Cette hétérogénéité, comme nous l’avons vu, est constitutive des disciplines, la réduire conduit aussi à la crise. Les crises et les controverses marquent des formes de porosités entre les régimes disciplinaires. L’admettre ou considérer l’architectonique demande un certain outillage épistémologique, attestant des autonomies des différentes disciplines et des flux entre elles.
40Il est pertinent de considérer les « crises » ou les « controverses » comme symptômes de la résistance des organisations disciplinaires à sortir de leur isolation, lorsqu’elles sont appelées à le faire, pour intégrer d’autres formes de connaissances, avec le développement des techniques, pour des demandes d’expertise… Elles peuvent même y être poussées par la dynamique interne à la discipline ou d’une autre discipline, lorsque les connaissances ou les usages se heurtent à l’une de leurs composantes (singularité théorique, intention conceptive, style d’administration, reconnaissance sociale, objet comme occasion).
41Avec le développement des connaissances et la spécialisation que cela induit, la fragmentation des disciplines peut devenir infinie. Notre proposition donne une règle renversant l’appréhension de cette fragmentation en une reconnaissance des processus scientifiques qui la produisent. Ainsi peut-on mettre les nécessités politiques et économiques à distance tout en en tenant compte. On peut partir des composantes des disciplines pour répondre aux attentes. Elles véhiculent quelque chose de la « valeur de la science » et des nouvelles modalités de conception scientifique portant et affirmant cette valeur.
Conseils pratiques
42Pour favoriser les relations entre les disciplines :
- Ne pas hésiter à renverser les rapports des disciplines à l’histoire, cette dernière ayant tendance à figer les représentations des disciplines. Ces rapports sont présents à toutes sortes de niveaux (celui de l’objet, des disciplines, de la formation des et aux disciplines…) en sachant qu’ils sont à la fois implicites et efficaces, mais limitent l’horizon du futur. À noter, le projet de nouvelle discipline renverse cette tendance par sa considération du « futur ».
- Composer une plateforme théorique et virtuelle en capacité d’accueillir des communautés disciplinaires larges, où les mathématiques et des éléments théoriques ne sont pas posés comme « langage universel », mais où on retient leur rôle de lien.
- La doter d’un schéma dynamique respectant les singularités des disciplines et ouvrant des espaces de mises en relations auxquelles on n’aurait pas pensé. Ce schéma combine en quelque sorte homéostasie et initiatives. C’est l’environnement intellectuel adéquat pour se préparer aux sciences plus génériques. Apparaissent des zones de « transparence » entre les disciplines.
- Donner des marges d’expérimentation et d’apparition de théories de portée intermédiaire au sein des disciplines. Cela suppose de penser le caractère local des théories. Un des moyens est de considérer le travail d’un collectif de recherche, d’assumer son caractère partiel tout en s’autorisant des propositions théoriques. Elles seront de portée intermédiaire [8][8]Théories et axiomatisations de portée intermédiaire : Robert K.…. Un processus d’entraînement peut être de s’arrêter pour engager une conception théorique lorsque sont employés des mots tels que « loi, théorie, dogmes, cycles, théorèmes ». Ce sont autant d’indicateurs d’une nécessité d’échapper à la rigidité des théories unifiantes ou totalisantes que l’on trouve au cœur des disciplines.
Expérimentation 1. Revisiter la biologie comme une gamme de disciplines
Quelques pistes suggestives et non exhaustives identifiées à partir de la recherche des composantes des disciplines
L’exercice consiste à considérer la nutrition, les génétiques, la physiologie… comme une gamme positive, non fermée formant la biologie, puis à rechercher ou expérimenter les nouveaux rapports que rend possible cette multiplicité disciplinaire.
- Singularités théoriques. La biologie repose sur deux macro-théories que, de plus elle partage avec d’autres disciplines, celles de l’évolution et celle de la conservation de l’énergie. La vocation universelle de ces macro-théories laisse entière l’illusion du tout.
- Intentions conceptives. La biologie regroupe des séries hétérogènes d’intentions, au sein desquelles les usages des deux théories sont différenciés. Parmi celles s’appuyant ou s’étant appuyées surtout sur la théorie de la conservation de l’énergie, la biologie théorique travaille beaucoup par hypothèses et fonctionne surtout par écoles de pensées. La nutrition s’appuie fermement sur des analyses par compartiment, et privilégie les approches descriptives qui ne sont évidemment pas dénuées d’hypothèses. Concernant la théorie de l’évolution, la génétique en est le garant. Mais il nous faut parler non de la génétique mais des génétiques, génétique des populations, génétique quantitative, génétique fonctionnelle. Elles font appel à des démarches, des usages des mathématiques, des recours aux modèles qui ne se recouvrent pas et sont presque incompatibles. La physiologie s’est organisée par grandes fonctions, s’attaquant aux boucles et réseaux de régulation, les développements technologiques permettant de voir ou de mesurer le fonctionnement ont un impact particulièrement profond sur le choix de ses approches.
- Paramètres et reconnaissance sociale. Les génétiques, la nutrition, la biologie théorique, la physiologie ne partagent pas les mêmes paramètres (politique, logiques, administration de la preuve), ni les mêmes dimensions pratiques et sociales.
- Objets. Ils peuvent et deviennent de plus en plus partagés.
Un exercice complémentaire est de traiter la biologie synthétique comme une nouvelle discipline en en exprimant les composantes.
Un autre est de décrire comment les composantes de la gamme de disciplines de la biologie sont affectées par l’acquisition de données à haut débit, par le numérique ou par le « big data ». Sont-ce différentes clés de la gamme ? Discerne-t-on d’autres contrastes ou le sens de l’évolution de la biologie ? Comment sont affectées les théories de l’évolution et de la conservation de l’énergie ?
2.3. Le passage par le contexte
45Le contexte est généralement vu dans les sciences comme accompagnant l’histoire des disciplines, il est même un élément essentiel de l’historicité. Or, le contexte n’est pas exclusivement lié à l’histoire et complètement donné. On peut admettre un contexte futur. C’est une autre façon de raisonner, peut-être plus schématique que discursive.
46Dès que les disciplines ne sont plus considérées en isolation, alors le contexte prend sa place. On ne peut plus se passer de l’environnement commun des disciplines. Notons que la forme des objets contemporains est déterminée par les interactions et les interpénétrations des dimensions du contexte. On ne voit bien les interactions entre disciplines que du point de vue historique, ce qui tend à reléguer à la périphérie d’autres dimensions constitutives du contexte, celles qui le portent au présent et au futur. D’où notre proposition de penser un contexte futur.
47Considérer que passé, présent et futur sont une suite temporelle linéaire défait le rôle du contexte. Les prédictions qui supposent la continuité entre le présent et le futur sont souvent porteuses d’inquiétude, en mettant l’homme à la périphérie des techniques. Rappelons qu’une des méthodes de prévention des risques techniques consiste justement à construire des peurs pour revenir sur l’action présente et prendre des décisions. Cela n’ouvre pas d’espace pour penser le contexte ou la science. Les prospectives proposent des scénarios à partir d’une projection de connaissances multiples, en rompant difficilement la continuité présent-futur. Elles sont outil de décision et outil stratégique. Les scénarios pointent souvent et par construction des zones silencieuses du point de vue des disciplines. Transformer ces zones en une opération de recherche demande un traitement particulier pour faire de cette zone un espace d’accueil de propositions scientifiques et théoriques commun à différentes disciplines.
48Le contexte futur est le milieu où fonctionne la machine immanence/ transcendance, concept/connaissance voire homme/science, d’ajustement des régimes disciplinaires et sociaux. Il n’est pas nécessaire de le décrire, seulement de le penser commun et savoir qu’il est un X avec e propriétés et p paramètres qui ont à voir avec les composantes de la discipline, des disciplines et de l’interdiscipline.
49Le contexte est aussi une dimension de l’objet. Mais le contexte ne suffit pas à en déterminer l’identité. Il y a des moyens de penser le contexte sans le décrire nécessairement de manière indirecte en partant de l’objet.
Carnet de pratiques 1. L’axiome de l’Implant
Poisson Génétiquement Modifié (PoGM), de son étrangeté à son passage par l’ « axiome de l’implant ».
Sans axiomes, le PoGM est un objet concret qu’aucune discipline ne peut saisir, il est le type d’objet qui devient objet, simple objet parce qu’aucune description disciplinaire ne peut le saisir. Il est concret parce qu’il devient une sorte d’impasse dans une série technique. Le discours qui accompagne la technique en parle comme d’un corps étranger, il devient symptôme d’un malaise.
Il nous fait donc créer des axiomes pour expliquer ce corps étranger.
Je propose ici un axiome qui fonctionne un peu comme l’axiome de l’infini dans les Principia Mathematica, un axiome insatisfaisant et surajouté à la machine et pourtant nécessaire (sans infini, comment distinguer arithmétique et théorie des ensembles ?).
J’appellerai cet axiome : « axiome de l’implant ».
Cet axiome nous dit que lorsqu’une question scientifique ou technique paraît comme un objet isolé et non intégrable, il est le signe qu’un autre ordre s’exprime dans celui du langage où il fait symptôme.
PoGM peut être compris comme une lignée simple et « naturelle » (du moins toute naturelle) dans les suites des sciences et des techniques, mais il apparaît comme une sorte de monstre épistémologique pour les autres perspectives. Nous ne pouvons alors pas construire un « milieu » épistémologique qui aurait été propre au PoGM.
L’axiome de l’implant peut-être dit sauvage parce qu’il ne se dissout pas dans le travail d’inter-discipline. Le PoGM n’est pas un « objet » que la biologie puisse livrer à la philosophie. Il y faut autre chose, qui n’est pas disciplinaire, qui est un « rapport » supposé de chaque discipline à l’identité d’un objet. L’étrangeté fait apparaître cette identité comme quasi-réelle, mais c’est encore une sorte d’hallucination.
Cette étrangeté nous intéresse, elle nous conduit à traiter du PoGM non pas dans des totalités disciplinaires, mais avec elles tout en les maintenant à une certaine distance, nous faisons usage d’elles mais toutes ne forment pas notre horizon. C’est là une thèse forte sur l’interdisciplinarité : elle ne fonctionne pas uniquement sur des interrelations, ou encore la mise en œuvre de celles-ci, elle suppose un point fixe, dont l’ordre de grandeur n’est déterminable par aucune des disciplines.
Supposons que nous ajoutions cet axiome aux disciplines qui pourraient s’en saisir, philosophie des techniques, philosophie des sciences ou épistémologie. Un tel objet nous conduirait à déconstruire et reconstruire les disciplines.
Axiome de l’implant : est-ce que cela change l’épistémologie ? Ma réponse est oui, cela change l’épistémologie des modèles. Le modèle n’est pas que du langage, mais une construction qui, sous certaines conditions, a une valeur chargée de réel.
Épistémologie : ensemble des savoirs qui nous permettent de passer d’un point des sciences à un autre. L’axiome de l’implant à la fois sélectionne les invariants des ensembles de savoir et les articule de façon à constituer un nouvel objet de savoir. Ce nouvel objet de savoir est indirectement validé par ses relations systématiques avec les connaissances fondamentales des disciplines en jeu.
Ainsi, l’épistémologie n’est-elle pas seulement un reflet raisonné des sciences, mais un savoir ajouté extrait des sciences pour être rejouées sur et en elles. L’axiome de l’implant serait une expression permettant de mettre en évidence l’effectivité de ce savoir dans la mesure où il se rapporte aux objets.
Axiome de l’implant : est-ce que cela change la philosophie des techniques ? Apparemment moins que l’épistémologie, puisque la technique est une façon d’articuler l’hétérogène. Peutêtre l’axiome de l’implant pourrait-il être pris dans un sens plus intuitionniste, plus local, plus près de l’objet que de la syntaxe.
Philosophie des techniques : ensemble de discours qui rend compte, accompagne et donne sens à la pulsion d’articuler l’action et les choses. L’axiome de l’implant dit de ne pas réduire la technique à ce discours, d’être plus intuitionniste que pragmatiste. Le pragmatisme finit par faire des passages continus entre les ordres, par, après ou à côté d’un impératif de réalisme qu’il se donne. L’axiome de l’implant permet de rapporter tout terme au réel, il engage à faire de la philosophie des techniques un ensemble de discours permettant de « toucher » ce qui n’est pas discursif dans la technique.
Axiome de l’implant : ne pas réduire les discours et les dispositifs au réel. Alors, dans la philosophie des techniques, ou dans la philosophie des sciences, qu’est-ce qui laisse le PoGM invariant ?
PoGM est une machine de transformation des disciplines en leur formulation générique et dans leur identité.
Le PoGM est un « corps étranger » aux disciplines, les obligeant à se transformer.
En quoi la biologie se transforme-t-elle ? Cette question pousse le biologiste à poursuivre sa science dans des directions qui ne considèrent pas seulement cet objet, mais quelque chose du X dont le PoGM est l’un des artefacts.
Anne-Françoise Schmid, Paris, le 6 octobre 2009
2.4. Interdisciplines
51L’interdiscipline est généralement appelée ou convoquée lorsqu’on attend de la science des propositions par rapport à une problématique non couverte par une discipline. Implicitement, l’interdiscipline serait là pour compenser un manquement disciplinaire. Dans cette conception, l’interdiscipline ne peut être considérée comme productrice de science. On cherche simplement à qualifier les mouvements entre les disciplines, plus ou moins intenses, plus ou moins complexes, via la distinction inter, pluri ou trans-disciplines mais on ne qualifie pas le mouvement même à l’intérieur des disciplines, qui pourrait justement donner une valeur scientifique. Cette distinction pourra conduire à une impasse, car elle masque un espace commun aux disciplines, un espace de caractéristique générique.
52Si nous faisons l’hypothèse que l’interdiscipline a une consistance scientifique, nous nous engageons à la capter, en étant vigilants à ne pas dépendre d’une seule discipline. S’il fallait dépendre de disciplines, ce serait de toutes. Cette dernière proposition étant impossible, il nous faut élaborer une méthode d’approche particulière. Dans un premier temps, prenons la posture qui favorise les rapports des disciplines entre elles. Pour rappel, nos conseils sont de i) ne pas hésiter à renverser les rapports des disciplines à l’histoire ii) composer une plateforme théorique et virtuelle en capacité d’accueillir des communautés disciplinaires larges, iii) la doter d’un schéma dynamique respectant les singularités des disciplines ET des espaces de mises en relations auxquelles on n’aurait pas pensé, iv) donner des marges d’expérimentation et d’apparition de théories de portée intermédiaire. Ensuite recherchons ce qui, entre les disciplines, est plus qu’un simple rapport et n’est pas trouvé en leur sein.
53L’interdiscipline pour avoir une expression scientifique directement intelligible devrait emprunter à tous les langages disciplinaires. Ce qui est impossible sans dispositif ou traitement particulier. Elle n’a pas de langage au même sens que celui des disciplines. Elle a un langage qui s’exprime et ne se parle pas, une combinaison de discours avec des mots étrangers les uns aux autres, des images, des diagrammes… Les écrits qui permettent de capter l’interdiscipline sont ceux qui peuvent être considérés comme des plateformes virtuelles, tels les textes expérimentaux. Ces textes partent de portions de disciplines et de logiques disciplinaires. Ils aboutissent à des hypothèses non disciplinaires. Le texte expérimental, comme un symbole mathématique, n’est pas juste l’abréviation d’une logique, mais le début d’une fiction inchoative du seul point de vue des disciplines, fût-il multiple. Ainsi avec les textes expérimentaux, peut-on renverser les rapports des disciplines à l’histoire et ouvre-t-on, grâce aux hypothèses, la possibilité de rechercher des théories de portée intermédiaire.
54En accordant une attention particulière à capter l’expression de l’interdiscipline, à ouvrir et imaginer des dispositifs et des techniques accueillant des formes variées, nouvelles, créatives, on répond à deux de nos recommandations : celle de se détacher de l’histoire et celle de se donner des marges d’expérimentation et d’apparition de théories de portée intermédiaire.
55Reste, si l’on peut dire, à être en capacité d’accueillir des communautés disciplinaires larges, de disposer de schéma dynamique respectant les singularités des disciplines ET des espaces de mises en relations inattendues. Autrement dit, cela demande de concevoir un lieu administré. En de tels lieux, les notions traitées comme complémentaires dans les disciplines prennent consistance et les disciplines gardent une autonomie relative. L’interdiscipline et le « lieu » ont eux-mêmes une autonomie relative. Le lieu est à la fois très abstrait et très concret, la discipline, elle, n’est ni abstraite ni concrète. Nous avons là toutes les conditions pour rechercher la valeur scientifique de l’interdiscipline.
56Ensuite, pour rechercher ce qui est plus qu’un simple rapport entre les disciplines, l’objet peut servir de révélateur. Dans sa version contemporaine l’objet ne se trouve pas simplement au bout du raisonnement disciplinaire et de ses instruments. Il devient une occasion d’articuler ensemble le disciplinaire et l’interdisciplinaire. En tous les cas, il devient difficile de le traiter autrement. Il y a certainement une forme de logique entre l’objet et le lieu.
Carnet de pratiques 2. Texte expérimental
Le texte expérimental consiste à prendre une proposition sur un objet contemporain, à la transformer pas à pas en faisant disparaître sa suffisance, à comprendre ce qui de chaque discipline reste invariant par rapport à ses transformations, à revenir aux disciplines et à proposer une hypothèse de dimension pour ces objets. Ces hypothèses ne sont pas des résultats positifs, mais un matériau pour enrichir les problématiques.
Les philosophes d’inspiration analytique savent que Foucault et Kuhn sont identiques, et que seule l’obscurité des Français les conduit à voir dans l’œuvre de Foucault une sorte d’aura indistincte irréductible à Kuhn. L’identification de Foucault à Kuhn n’est-elle pas une façon de conserver la maîtrise de l’objet ?
Un objet scientifique contemporain, par exemple un Poisson OGM, sans Foucault serait un poisson né dans un paradigme, qui ignorerait tout des autres. Il serait abstrait, Kuhnien sans doute, résultat de l’application des savoirs biologiques d’un temps. Il faudrait montrer que le traceur d’OGM fait bien partie de ce paradigme, ou que, peut-être, il commence à marquer le début d’une nouvelle ère où l’on saurait par les résultats plus que par les points de départ ce qu’est un OGM.
Qu’est-ce que « poisson » ? Toute science peut répondre à sa façon, les métaphores aussi. Le poisson lui-même est métaphore, infinitésimale chez Leibniz, horlogère chez Voltaire. Pour aborder « poisson », on dispose de sciences et de métaphores, qui elles-mêmes emportent quelque chose de la science. L’époque contemporaine nous a appris à multiplier les métaphores plutôt qu’à les nier pour comprendre les objets et les enjeux de recherche. Cela fait partie de l’écologie des concepts.
Imaginons le grand chirurgien des savoirs voulant disséquer un PoGM. Que ferait-il ? Tout d’abord, il se retiendrait de trancher, et de classer ce pauvre poisson dans un paradigme. Disséqué, le poisson resterait intact, mais il serait accompagné de savoirs mélangés, technicisés, entremêlés pour faire de lui le résultat de conjonctions de périodes, de disciplines que seule une archéologie des savoirs et des pouvoirs pourrait mettre en évidence. Le poisson ne serait réduit ni à un geste simple, ni à des savoirs isolés. Il serait sur la crête de la différence entre savoirs et pouvoirs, entre sciences et techniques. Plutôt un raccourci entre des données, des savoirs hétérogènes que rien ne relie de la même façon que le PoGM.
Hyp 1 (cognitive) : le PoGM est un poisson intact, ne le voyons plus avec cette grande blessure du paradigme, qui est un vieux rejeton français du 19e siècle, une arme beaucoup moins affûtée et précise que les scalpels de Foucault. C’est « simplement » un poisson accompagné de savoirs relevant de paradigmes divers, aussi bien anciens que modernes, avec des échelles techniques compliquées. Ce qui fait la « simplicité » de la fabrication du PoGM est juste un raccourci que les techniques modernes permettent, et qui nous le font voir comme une espèce de monstre alors que personne ne voit rien. Ce qui fait « monstre » est le poisson et la conjonction des savoirs.
Hyp. 2 (pragmatique) : Sur cette conjonction, nous pouvons avoir quelque prise, mais seulement indirectement, parce qu’elle est constitutive du sujet connaissant moderne. Nous pouvons avoir quelques effets sur la façon de lire ces conjonctions, mais peut-être pas directement sur ce que nous identifions comme le PoGM avec nos savoirs actuels. C’est ainsi que Foucault a agi sur les prisons, non par une opposition, sachant que le résultat aurait été pire, mais en laissant voir d’autres lignes de lectures et de compréhension, en décentrant les lieux de vision et de visibilité.
Anne-Françoise Schmid, le 29 octobre 2009
L’évidence des deux types de savoir
58Les lieux d’interdisciplines et les objets contemporains sont les réceptacles de deux types de savoirs. Là, sont perceptibles les caractéristiques de ces savoirs et leurs manières de se combiner.
- Les savoirs doctes sont appréhendables à partir de la combinaison et du mouvement des disciplines. Mais cette combinaison, pour intense qu’elle puisse être, reste une combinatoire limitée à la compatibilité des savoirs.
- Les savoirs indoctes sont appréhendables car ils composent les jonctions complexes entre les disciplines. Ces jonctions n’étant pas que de l’ordre du combinatoire, elles prennent forme dans des espaces ou des lieux de mise en jeu des disciplines. Là l’ignorance n’apparaît pas comme un vide et peut prendre des formes variées, telles la passion [9][9]Pour Lacan : « L’ignorance est une passion ». Cf. Jacques Lacan… ou la responsabilité. Reconnaître ce savoir permet de révéler les liens entre l’humain et la science sans modifier le statut des savoirs doctes. Ce savoir est plus hétérogène que le savoir docte, il fusionne des fragments de non-savoir et de savoirs disciplinaires, qui, en raison de cette fusion deviennent difficilement discernables et d’ailleurs les disciplines ne s’y retrouvent pas. Grâce à ces fusions, il produit des tissus de liens en sus des réseaux de connaissances, tout en en restant indépendant. Ainsi, il est un savoir où se projettent les concepts de n’importe quelle discipline. Cela donne une sorte d’objectivité où toutes les distinctions ont leur valeur, hors des hiérarchies disciplinaires. Le savoir indocte est la force non-positiviste, rebelle et clandestine de la science, et ce qui permet aux disciplines de s’emplacer les unes par rapport aux autres, il est comme un implant des disciplines. Nous pointons là cette autre logique mobilisée par le savoir indocte.
Les composantes d’une science interdisciplinaire
60En général on ne pointe pas les composantes de la science dans un projet ou un lieu d’interdiscipline. L’hypothèse est qu’elle n’existe pas, l’épistémologie classique n’offre pas les moyens de mettre en visibilité une forme de science en dehors des disciplines. Sous l’hypothèse que l’interdiscipline a une consistance scientifique, nous proposons une recherche de ses composantes, en partant des composantes de la discipline et en distinguant les communs et les contrastes.
De la singularité à la régénération de la théorie
- La logique au sein des dispositifs interdisciplinaires doit permettre de penser en même temps l’hétérogénéité et l’indépendance des composantes des disciplines, en tenant compte de la multiplicité des concepts. Cela produit une extension, où les intermédiaires qu’autorise l’épistémologie classique tels les modèles ou la simulation, trouvent leur autonomie. Grâce à cette autonomie, l’espace ou le lieu de travail peut théoriquement accueillir n dimensions, n disciplines, n modèles, c’est un espace générique. Cette logique d’extension ne va pas de soi, elle se doit d’être formalisée pour régénérer concepts et théories, qui en retour ont la fonction de garantir indirectement la valeur scientifique du travail interdisciplinaire. Cette fonction est indirecte car concepts et théories diffusent dans les organisations disciplinaires pour y former leur valeur.
De l’intention conceptive à l’association d’intentions hétérogènes
- Le travail interdisciplinaire s’organise autour d’une ambition partagée entre celles et ceux qui participent de la production scientifique, où ne peuvent être réduites la diversité et l’hétérogénéité de leurs intentions. L’intention étant facteur de conditionnement des caractéristiques de la machinerie disciplinaire, le dispositif est une machinerie construite qui préserve la diversité et l’autonomie des rapports à l’objet de chacun et de la conception que chacun a du positionnement de son action dans le monde. Ce dispositif est aussi un dispositif de traitement des disciplines qui rend les savoirs disciplinaires compatibles. C’est un dispositif qui ouvre l’espace générique.
D’un style d’administration à un focus sur la logique d’invention
- Propriétés
- ■ L’interdiscipline décompose les problématiques en questions qui ont à la fois une résonance scientifique au sein de chaque discipline et une résonance générique.
- ■ Les lieux d’interdiscipline sont à la fois très concrets et très abstraits au regard des théories qu’ils permettent de concevoir, alors que l’interdiscipline reste scientifiquement silencieuse, organisée temporairement par le dispositif.
- Paramètres
- ■ Le dispositif est l’administration de la pertinence, de la précision et de l’adéquation, il gère la diversité des temporalités et les synchronisations.
- ■ Les logiques sont celles de la compatibilité, hypercompatibilité et incompatibilité et celles de l’invention.
- ■ La politique donne le cadre d’une gestion démocratique des savoirs orientée objet et assure inventivité et rigueur de la production des connaissances, des nouveaux concepts et des théories. Elle s’attache à manifester ce qui reste silencieux dans la production scientifique et ce faisant elle environne une conception plus complexe de la décision, avec une mise en œuvre qui associe pratique et déontologie, science et éthique.
Une forme de reconnaissance sociale vécue restant à établir
- À partir de l’ensemble des caractéristiques sus-mentionnées, on peut inférer que l’interdiscipline a une dimension pratique et sociale. Elle est même essentielle, ne serait-ce que parce qu’elle traite les relations entre science et société. Pour autant, elle n’a pas de dimension pratique et sociale pour ellemême, comme c’est le cas pour les disciplines. I) On a affaire à une diversité de pratiques engagées avec de l’intuition, II) on ne dispose ni de vocabulaire, ni de langage, ni de modes d’écriture et de productions stables et invariants et satisfaisant les critères scientifiques actuels, III) les dispositifs sont locaux et bornés dans le temps, IV) les productions théoriques sont reprises par les appareils disciplinaires. Nous avons inventé les moyens pour mettre en visibilité le caractère épistémique de ce mode de production. L’interdiscipline a un mode d’association entre pratique, concepts et théorie qui lui est propre. Il est à rechercher dans un espace qui combine invariance et mobilité, soit, dans l’espace générique.
De l’objet comme occasion aux orientations du lieu avec ses objets contemporains
65Dans un lieu, les normes de l’espace s’enrichissent car il accueille l’ensemble des composantes des disciplines et des interdisciplines. Les dimensions disciplinaires peuvent devenir des coordonnées et l’orientation dans le lieu n’est plus aveugle. On peut imaginer y suivre la dynamique des disciplines entre elles et les mouvements internes qui s’ensuivent. Ainsi peut-on concevoir les modes de visibilité du caractère épistémique de l’interdiscipline.
66L’objet participe du lieu, de l’organisation disciplinaire et de la vie partagée. Les objets contemporains manifestent des formes d’interaction et d’organisation entre les disciplines et les mettent en contexte. Ainsi contribuent-ils à l’identité du lieu.
Conseils pratiques
Pour concevoir des modalités d’évaluation
67Se placer sous l’hypothèse que l’on se situe dans un lieu d’interdiscipline et :
- ■ Trouver les moyens pour mettre en visibilité les dimensions de l’objet scientifique. On peut soustraire l’objet à la discipline pour l’immerger dans l’espace générique, on touche alors quelque chose comme l’objet-sans-discipline.
- ■ Repérer les composantes humaines et scientifiques du lieu. Le lieu accueille une « science spéciale » dont le caractère universel est donné par sa relation au Réel ; elle est caractérisée par l’intensité du rapport entre l’humain et le savoir. Veiller à ce qu’humain et savoir prennent une autonomie relative, alors ils ne se transforment plus l’un et l’autre, et emportent ou supportent chacun une part des primitives. Le savoir ne paraît plus directement associé au pouvoir, la relation pensée-savoir prend de la consistance et en retour transforme la notion de pouvoir.
- ■ Chercher à mesurer l’expansion et la dynamique des concepts, des connaissances et des savoirs, en leur donnant des coordonnées initiales au sein des disciplines. Les concepts eux-mêmes prennent des autonomies relatives, en ce cas, ils ont valeur de symboles autour duquel les disciplines construisent une fiction.
- ■ Donner de la valeur à la fiction. Elle permet de mesurer la distance entre la découverte et l’invention au-delà d’évaluer la juste distance entre le fait et le concept. Avec la fiction, les connaissances disciplinaires sont réarrangées, en relation entre-elles et avec les savoirs indoctes. Les mouvements sont des successions d’inconfort et de reconception de celles et ceux qui produisent la science et des appareils disciplinaires.
Posture scientifique
69Verrons-nous demain des « grandes découvertes » de l’interdiscipline et avec elles, retrouverons-nous les « grands hommes » ? Oui si on qualifie de « grand » des inventions multiples ou des micro-inventions, qui auraient des pouvoirs de diffusion et de contagion, et si le « grand homme » est un corps composé d’une multiplicité d’individus autonomes. L’incarnation en un individu, « le leader », fait monter le risque de perdre ce qui est science dans l’interdiscipline. L’administration de ce « corps » est particulière. L’enjeu est de tenir ensemble discipline et l’interdiscipline. La perte de l’une ou de l’autre risque d’aboutir à une interprétation trop exclusivement politique de la science. Pour le dire de manière moins sérieuse, l’enjeu est de faire tenir en un même lieu héros et micro-héros avec une égale importance, ce qui va bien avec une certaine humilité. Nous suggérons de donner une appellation autre que leader à celui qui propose lieu et modèle d’interdiscipline. Il n’en n’est pas porteur, il la fait vivre temporairement.
70Autant le régime disciplinaire a été construit en portant comme valeur scientifique l’affranchissement dans la construction des connaissances du lien à l’environnement et de la référence à l’homme, autant le dispositif interdisciplinaire plonge en société ; la gageure est de garantir l’autonomie des disciplines, alors qu’elles sont prises non isolément. Le dispositif interdisciplinaire est caractérisé par sa complexité : diversité et variations en fonction des contextes, adaptation en fonction de la nature et de la profondeur de la gestion des interactions, absence de langage spécifique. Si on mesure à quel point il est formé pour ne pas perdre la science même dans les contextes et les interactions les plus variés, alors il prend toute sa valeur. Se garder d’interpréter le lieu d’interdiscipline depuis la discipline, permet de limiter le risque de ne pas savoir évaluer la qualité scientifique de qui est produit, tout en maintenant une grande vigilance pour environner les zones d’invention et de créativité. Il n’y a pas un modèle mais n modèles de dispositifs interdisciplinaires.
71La question de l’apprentissage se pose, et même de manière de plus en plus cruciale. L’administration des connaissances au sein des disciplines, condition sine qua non de l’apprentissage au moins dans le monde occidental, ne laisse pas une place naturelle à l’apprentissage de l’interdiscipline. Mais est-ce réellement un apprentissage ? Ou est-ce une expérimentation de l’expansion des savoirs ? On voit toutes sortes de propositions émerger actuellement, qualifiées d’importantes, d’intéressantes, de louables. Elles ont comme points communs, d’avoir un caractère local, d’être diversifiées et de suivre une intention qui résiste à la généralisation. Ce sont des caractéristiques que nous avons déjà décrites, mais finalement extérieures au processus de travail lui-même. Elles ne sont pas facteurs d’ancrage pour une capitalisation qui ferait transformer l’expérimentation individuelle en dispositif d’apprentissage de qualité scientifique évaluée et reconnue. Si on se réfère aux composantes de l’interdiscipline, on peut remarquer qu’il faut apprendre à considérer simultanément des fragments hétérogènes de connaissance et l’imagination d’un lieu. Notre recommandation est de s’autoriser à décrire le dispositif associant les intentions hétérogènes, d’avoir un focus politique sur les logiques d’invention, de concevoir des modes de reconnaissance prenant appui sur l’épistémologie et d’explorer ce qui, de la théorie, a été régénéré.
72La pratique interdisciplinaire ne véhicule pas, à ce jour, de crise, au sens où on parle de crise pour les disciplines. C’est une logique non de preuve mais de compatibilité, ce qui rend la notion de crise non pertinente. En revanche, au sein des lieux d’interdiscipline, comme nous l’avons vu, alternent des successions de confort et d’inconfort des disciplines, témoins de leurs mouvements propres. Un indicateur de ces derniers est le trouble et non le doute. Le doute, on le trouve à l’intérieur des disciplines. Au sein des lieux d’interdiscipline, les interactions ne sont pas dénuées de tensions, voire même de violences, symptômes des chocs théoriques et du manque reconnaissance sociale. Ce sont des micro-tensions et des micro-violences finalement inhérentes à la production de nouveaux concepts, théories, propositions, que l’on peut traiter en tenant compte des composantes des disciplines et de l’interdiscipline.
Carnet de pratiques 3. Petit précis de conjugaison des disciplines et interdisciplines
Penser ensemble
Savoir que le mode d’apparaître ne peut être perçu de l’intérieur des disciplines
- Les continents scientifiques ET leurs dérives
- Les cultures disciplinaires ET la clandestinité
- Les états disciplinaires ET le no-man’s land non disciplinaire
- Écoles disciplinaires ET les savoirs indoctes
- Local ET générique
Savoir que l’injonction est un stimulus classique de sortie des disciplines, où manque la considération du lieu :
- ■ L’un des « modes d’apparaître » du lieu d’interdiscipline est indirect, ce peut-être aussi par la résistance qu’il soulève, la violence ou le trouble qu’il suscite. Aucune des disciplines ne maîtrise totalement le processus.
- ■ Un des signes que l’on reste encore trop à l’intérieur des disciplines est l’idéologie, qui est une représentation d’une discipline par une autre discipline dans le régime de maîtrise.
Reconnaître et penser le lieu :
- ■ L’injonction touche le sujet, celui qui peut être caractérisé indirectement par toutes ou chacune des disciplines. Mais l’humain n’est pas le lieu de l’injonction. L’injonction n’a que faire du lieu d’interdiscipline, ce dernier n’est pas manifeste, si ce n’est peutêtre par l’absurdité des violences disciplinaires. Dans l’injonction reste une part de maîtrise. Or la distinction du sujet et de l’humain est aussi un facteur de traitement des idéologies.
- ■ Le lieu d’interdiscipline est le lieu où il y a une autre relation entre les disciplines que celle de la maîtrise. Dans les formes du travail scientifique, confiance, générosité, solidarité prolongent précision, rigueur et pertinence.
- ■ Ces conditions ne sont pas acquises mais au ras de l’exercice de pensée. Muriel Mambrini-Doudet, Bruxelles, le 29 février 2012
2.5. Ce qui fait science, l’autrement dit épistémologique
74Reprenons l’ensemble des conseils pratiques et des postures scientifiques dans un argumentaire épistémologique, nous y distinguons encore mieux ce qui fait science.
75Nous avons choisi de parler de la science au singulier, comme d’un invariant ouvert. Nous supposons que la science n’est pas donnée, et qu’il faut formuler des hypothèses pour la distinguer des autres ordres du savoir. Ces hypothèses permettent justement de ne pas réduire la diversité et l’hétérogénéité des dimensions de la science et des sciences. Nous postulons philosophie, science, technologie, esthétique, religion comme autant d’ordres de savoir. La distinction des ordres permet de mieux défaire leur mélange et faire autre chose de leurs interactions dans les lieux d’interdiscipline et pour les objets contemporains. Pour ces objets comme pour ces lieux, les continuités spontanées entre ces ordres sont désarticulées. Cela change les perspectives pour les objets technologiques, comme les perspectives éthiques, qui ne portent plus sur les seuls produits, mais enrichissent les démarches scientifiques elles-mêmes.
76Notre manière de donner de multiples dimensions à la science, est de ne pas la traiter comme une donnée et de la sortir du seul point de vue disciplinaire. L’histoire des sciences révèle certaines dimensions de la science. Les cas historiques nous livrent chacun des ordres de grandeurs précis. Le risque de les prendre pour modèle de la science et de la science future est qu’ils limitent la science à certaines interprétations et obèrent la multiplicité de ses dimensions. Définitivement, la science silencieuse reste muette. Projeter le passé sur le présent et le futur emporte le risque de défaire la science contemporaine de son contexte et de masquer les nouvelles dimensions qui pourraient apparaître.
77Ce qui fait que la science est reconnue est sa rigueur. Cette rigueur est que les propositions (hypothèse, fait, résultat expérimental, calculs et tous les autres ingrédients de la science) gardent une même fonction dans le cadre d’une argumentation. Si l’hypothèse ne reste pas une hypothèse et devient un fait, si un résultat expérimental devient une preuve, si une loi expérimentale devient une définition… alors on aboutit à des théories fausses [10][10]C’est pourquoi nous n’utilisons pas d’exemples car ils sont une…. À l’opposé, le geste philosophique met en continuité les éléments, les contraires et peut passer de l’un à l’autre, cela affecte l’argumentation elle-même. Ceci distingue l’ordre philosophique de l’ordre scientifique. Au sein des disciplines, on se concentre sur les modes de déduction propres à chaque discipline, il y a des règles de constructions argumentatives qui font obstacle à la confusion entre les ingrédients, mais sans chercher les conditions élémentaires de ce qui est scientifique. Ce qui fait science en dehors des disciplines demande une rigueur supplémentaire pour ne pas confondre les ingrédients et distinguer les dimensions, leur non échangeabilité pendant le temps de l’argumentation. Ce qui fait science respecte la diversité des types et logiques de raisonnements, ne les confond pas et se garde de les plaquer d’une discipline sur l’autre. Dans l’espace entre les disciplines, la posture scientifique se doit de donner une valeur fondamentale à l’emploi d’hypothèses, et à respecter l’importance que les faits, les lois et les données ont au sein des disciplines.
Carnet de pratiques 4. Les théories fausses mélangent les faits et les hypothèses
Les théories fausses ne sont pas rares. On les trouve dans des cartons de laboratoire ou dans des éditions à compte d’auteur. Nous avons choisi trois textes pour donner à percevoir les contrastes, non seulement en termes de rhétorique mais aussi en termes de distinction de ce qui décrit les hypothèses, les expériences et les faits, sachant que la confusion des trois est l’une des conditions des théories fausses. Les théories fausses sont caractérisées par le forçage qu’elles font subir aux théories classiques par la volonté de tout définir et de tout démontrer, ce qui les amène à prédire des phénomènes dont on sait par ailleurs qu’ils ne peuvent avoir lieu.
Exercice 1
Le 1er texte est la présentation par le magazine La Recherche (n° 176, avril 1986, vol. 17, p. 541) de l’ouvrage « Destin de la Terre » de Louis Jacot (1985).
Le destin de la Terre est précédé d’une lettre ouverte à l’Académie des Sciences de Paris qui refuse d’admettre que le système solaire est en expansion et que les planètes s’éloignent progressivement du Soleil conformément à la loi de Bode atteste : « Des faits de plus en plus nombreux attestent que les galaxies sont en expansion. Incorporé dans une galaxie en expansion, le système solaire est forcément en expansion. Les planètes ne décrivent pas des orbites fermées, mais des spirales qui les éloignent progressivement du Soleil conformément à la loi de Bode. Loin d’attirer les planètes, le soleil en expulse une périodiquement. Les planètes en rotation expulsent aussi périodiquement des satellites ou des anneaux. Dans le passé, la Terre fut à la place de Vénus ; et Mars à la place de la Terre. La rotation lente de la Terre aux anciens âges (comme actuellement Vénus) explique de nombreux mystères ».
Exercice : Cherchons à distinguer ce qui dans ce texte a fonction d’hypothèse et ce qui a fonction de fait.
Réponse : La loi de Bode fonctionne à la fois comme hypothèse pour décrire le système solaire et comme fait qui rend compte des expulsions des planètes.
Commentaire : La loi de Bode est prise comme une loi centrale, alors qu’elle est une série coïncidant de façon relativement précise avec la distribution des planètes principales du système solaire.
Exercice 2
Le second texte est extrait du même ouvrage (Destin de la Terre, Louis Jacot 1985). Il porte sur les charges électriques.
« En qualifiant les électrons de « négatifs » et les protons de « positifs », les physiciens ont la tendance à les considérer comme d’essences différentes. Mais ces différences de mouvements ne sont jamais des différences d’essence. Ce sont des différences de direction. Plus particulièrement, en ce qui concerne le mouvement de rotation, celui-ci peut se donner soit dans le sens d’une aiguille d’une montre, soit dans le sens inverse. La charge n’est donc pas autre chose que le sens du mouvement de rotation des éléments constitutifs.
C’est pourquoi il y a deux charges possibles et non plusieurs, parce qu’il y a deux sens possibles de rotation. Quant aux éléments neutres, ce sont ceux qui, comme les couples de forces, possèdent les deux mouvements, l’un des éléments tournant en sens direct, l’autre en sens rétrograde.
Une différence dans le sens de rotation ne pouvant être considérée comme une différence d’essence, la charge, pas plus que la masse, n’infirme le principe général de l’unité de la matière. »
Exercice : nous proposons de comparer le style de ce texte à celui, sur un thème semblable, extrait de cours d’Henri Poincaré : « La théorie de Maxwell et les oscillations hertziennes (1899) ». L’exercice consiste à repérer comment sont faites les distinctions entre théories, expérience, théorème, formule, notation, définition, expression, ce qui est admis, ce qui est supposé.
« Avant d’entreprendre l’exposé des idées de Clerk Maxwell sur l’électricité, nous commencerons par résumer rapidement les hypothèses fondamentales des théories actuellement en usage et nous rappellerons les théorèmes généraux de l’électricité statique, en introduisant dans les formules les notations de Maxwell.
Théorie des deux fluides. Dans la théorie des deux fluides, les corps qui ne sont pas électrisés, en d’autres termes, qui sont à l’état neutre, sont supposés chargés de quantités égales d’électricité positive et d’électricité négative. On admet en outre que ces quantités sont assez grandes pour qu’aucun procédé d’électrisation ne permette d’enlever à un corps toute son électricité de l’une ou l’autre espèce.
Des expériences de Coulomb et de la définition des quantités d’électricité, il résulte que deux corps chargés de quantités m et m’, exercent entre eux une force donnée par l’expression
où r désigne la distance des deux corps électrisés, supposée très grande par rapport aux dimensions de ces corps. Une valeur négative de F indique une répulsion de ces corps ; une valeur positive corresprond une force attractive. f est un coefficient numérique dont la valeur dépend de l’unité adoptée pour la mesure des quantités d’électricité.
Théorie du fluide unique. Dans la théorie du fluide unique, à laquelle se rattache la théorie de Maxwell, un corps à l’état neutre est supposé contenir une certaine quantité d’électricité positive. Quand un corps contient une quantité d’électricité positive plus grande que cette charge normale, il est dit chargé positivement ; dans le cas contraire, il est chargé négativement.
Pour expliquer dans cette théorie les attractions et les répulsions électriques, on admet que les molécules d’électricité se repoussent, que les molécules de matière se repoussent également, tandis qu’il y a au contraire attraction entre les molécules d’électricité et les molécules de matière. Ces attractions et ces répulsions sont d’ailleurs supposées s’exercer sur la droite qui joint les molécules et en raison inverse du carré de la distance.
Dans ces conditions, la quantité d’électricité positive contenue dans un corps à l’état neutre, doit être telle que la répulsion qu’elle exerce sur une molécule électrique extérieure au corps soit égale à l’attraction exercée sur cette molécule par la matière du corps. »
Commentaire : Avec des distinctions précises, il est possible de mettre en relation les différents ingrédients de la démonstration (théorie, expérience….), de distinguer ce qui est admis de ce qui est supposé. C’est ainsi que se fait le travail de la science sur lequel sont construites son autonomie et sa faculté d’élaborer des hypothèses.
Extension : Richard Feynman dans son cours sur la mécanique (tome 1, Interéditions, 1979, p. 98) montre comment la recherche de mécanismes pour expliquer la gravitation aboutit à des théories fausses. Les lois générales de la mécanique, dit Henri Poincaré, « sont indépendantes du mécanisme particulier auquel elle s’applique » (préface du cours de Thermodynamique, 1892). Il y a une multiplicité de modèles pour décrire la gravitation. Supposer que l’un d’eux est vrai conduit à une théorie fausse.
Ce qu’on peut retenir : Modèles et théories sont indépendants. La théorie fausse peut-être le produit de la recherche d’un « mécanisme » pour une théorie. Pour se préserver des théories fausse, gardons en tête que si l’on a un modèle mécanique pour une théorie, alors il y en a une infinité d’autres.
79Il y a quelque chose de la science qui n’est pas rendu manifeste par les disciplines, quelque chose de plus générique, de plus primitif, de plus minimal qui a à voir avec mais est en dehors des caractérisations disciplinaires. Ce quelque chose de la science est dans le silence des disciplines. Ce silence résonne avec celui du « commun » des disciplines, dans ce « commun », science, homme et environnement ne s’excluent pas.
80Le silence du commun des disciplines a la texture du silence de la science dans l’espace entre les disciplines. Cet espace entre les disciplines est pourtant rempli d’objets des sciences hors catégories disciplinaires, rempli de mots communs indiquant des orientations souvent implicites parfois explicites et rempli de pratiques qui ne donnent pas encore lieu à des théories. Ces espaces sont saturés de données produites en dehors de la rigueur expérimentale des disciplines.
81Il est temps de donner les moyens de rendre visible la science contenue dans cet espace et de lui donner de la voix pour défaire les peurs, les mots d’ordre idéologiques ou politiques. Cela demande de doubler la rigueur scientifique, et c’est le sens de notre projet. Il n’y a pas de science sans lieu et le lieu offre à l’espace son matériau.
Expérience de pensée 4. Imaginer une science sans contexte pour manifester les lois Texte expérimental
Lorsqu’on a un point de vue monodisciplinaire sur les sciences, l’idée de contexte est « grossière », elle ne désigne que ce qu’il y a autour de cette science, sens commun, idées préscientifiques ou au contraire dérivées. C’est une sorte de « reste » de ce qui serait scientifique, et qui n’est pas définissable sans référence à des termes dont le statut est de rester partiellement vagues, tels « ordinaire », « actuel », « courant ». Le contexte est en quelque sorte accidentel, alors que le développement de la discipline se fait de telle sorte que ses résultats apparaissent nécessaires et inévitables sous les hypothèses que l’on s’est données. Le contexte est en même temps inévitable, en ce sens qu’il immerge dans un horizon, il sert en quelque sorte de toile de fond.
Les lois « universelles » étaient celles que l’on pouvait affirmer vraies sans contexte. On avait un critère qui nous permettait de dire avec certitude si tel phénomène tombait ou non sous la loi. Ce critère de décision permettait de se passer de tout contexte. Évidemment les cas qui ne répondent pas tout à fait à l’antécédent d’une loi, ni à son conséquent permettent parfois de conclure qu’on a une substance qui n’est pas tout à fait comme l’antécédent ni le conséquent le prévoyaient, et que nous pouvons maintenant distinguer deux corps qu’auparavant les manuels de chimie ou de physique confondaient. Mais pour cela, il fallait que le problème posé ait une pertinence, c’est-à-dire ne soit pas arbitrairement éloigné du type de relation régulière que prévoyait la loi.
On sait que ces vingt dernières années, la notion de loi, comme celles de « causalité » et de « nature », a été abondamment discutée, dans les pays anglo-saxons comme en France. Certains auteurs ont fait une critique assez fondamentale de la notion de loi, affirmant que la recherche de loi n’est pas, en soi, un objectif scientifique (Baas van Fraassen en physique remplace la notion de loi par l’étude des symétries et Ernst Mayr en biologie la remplace par l’étude des singularités). Cette critique a rendu l’idée de contexte plus forte, au travers de l’argument, devenu plus explicite avec les sciences humaines et l’économie, appelé ceteris paribus : on admet l’influence de plusieurs paramètres, mais on l’analyse en l’isolant des autres dont on bloque les variations avec les considérants suivants : « toutes choses étant égales par ailleurs, ou toute autre chose étant tenue constante ». Mais en faisant varier les paramètres choisis, on fabrique indirectement l’idée d’un contexte. Le contexte suppose alors une sorte de multi-causalité inévitable empiriquement que l’on simplifie pour que les phénomènes puissent être « traitables » par les disciplines scientifiques. L’image de la loi en est changée, elle devient comme une petite machine organisant une relation d’ordre partiel immergé dans le cours multiple des choses.
Dans des démarches où l’on admet la complexité et l’intervention d’une diversité de disciplines pour la caractérisation d’un phénomène, le ceteris paribus ne se réfère pas seulement à des paramètres que l’on tient ou non constants, mais à des disciplines : toutes disciplines étant égales (ou inégales) par ailleurs.
Le contexte n’est plus alors un concept massif et vague, il intervient dans la façon dont les disciplines s’articulent pour aborder un phénomène, un objet, une pratique. Savoir le contexte revient à savoir le rapport entre approches scientifiques différentes. Le contexte n’indique pas une fragmentation ou une partition de la science, mais plutôt des articulations entre actes scientifiques, avec éventuellement des éléments communs. On ne serait plus dans un monde d’analogies (que suppose le « contexte » classique), mais dans la construction ou la conception de relations disciplinaires indépendamment de leurs relations utilitaires.
On passe de l’hypothèse ceteris paribus à l’hypothèse: il n’y a pas de relation disciplinaire, il n’y a pas de science partitionnée en disciplines, mais il y a des points ou des zones d’inséparabilité où un objet demande des traitements multiples simultanés. C’est une autre idée de contexte, les grandes structures analogie/ métaphores ne sont plus l’unique échelle prise en compte, cette hypothèse désigne la nature des dispositifs à concevoir pour traiter les zones d’inséparabilité.
Anne-Françoise Schmid, Paris, le 3 février 2010
2.6. Le lieu de science autrement
83Les lieux attestent du caractère local de la science, sans l’opposer à son caractère universel.
84Ils offrent les conditions de production de la science. En d’autres termes, ils accueillent les séries des cinq composantes des disciplines en garantissant les contrastes et les nuances qu’elles manifestent entre les disciplines. Ils ont donc des caractéristiques précises pour environner la vie et l’œuvre de singularités théoriques, l’expression d’intentions au sein de collectifs de pairs, une diversité de styles d’administration, une multiplicité de formes de reconnaissance sociale et des objets hétérogènes. Le commun est scientifiquement silencieux, pourtant son organisation reflète la composition archéologique de cultures disciplinaires, composition qui devient elle-même une culture et participe de l’identité scientifique du lieu. Cette culture est portée par quelques-unes des valeurs locales de la science.
85Des démarches de généralisation ou en surplomb ne peuvent pas rendre compte de l’ensemble des effets de l’activité locale de la science et de leur portée à la fois scientifique et humaine. On comprend de ce qui précède que dans le lieu de science, on cherche à se situer autrement, c’est-à-dire au cœur de l’activité et à enrichir l’espace des variations possibles et leur traduction en mouvements des connaissances et des concepts. L’espace est une condition pour penser les concepts. Le lieu offre les conditions d’une mise en dynamique et de fixation de ce que produit l’espace, tout en s’en distinguant par son caractère local et concret. Pour manifester les valeurs de la science, pensons que le caractère local est aussi minimal et que ce minimal traduit les combinaisons de l’identité de l’homme et de la science, à travers l’appréhension de l’« espace local » et du « temps local » qui organisent et rythment l’activité. Ce minimal donne à voir l’universalité de la science autrement. Elle a deux faces, évanouissante et mobile sur l’une, immanente sur l’autre. Ces caractéristiques sont d’autant plus apparentes que le lieu accueille une diversité d’organisations disciplinaires. Cet accueil est particulier car il n’est pas exclusif ; l’identité du lieu de science n’est pas circonscrite à la composition des disciplines qu’il héberge. En tant que lieu de science, il peut même accueillir n disciplines, tout en conservant une identité scientifique qui lui est propre. Alors on réalise qu’il a des caractéristiques génériques. La portée universelle de la science ne serait qu’une apparence, son véritable attribut est d’être générique.
86La science, de par son attribut générique, offre alors l’autre facette de ses valeurs, cette facette qui est appelée par la société ou intrinsèquement reconnue par elle, et qu’on décrit par des caractères minimaux qui sont aussi ceux de l’humain :
- « générosité » : parce que la science produit des connaissances certifiées qui peuvent passer d’un « monde » à l’autre ; en retour, en un lieu, favoriser la générosité est une condition de passage d’un fragment disciplinaire à un autre et d’un temps local à un autre,
- « confiance » : parce qu’elle suppose la conception de méthodes qui qualifient le fait scientifique et le protègent de mélanges avec les intentions politiques ou des contraintes économiques ; en retour, en un lieu, cultiver la confiance, est la condition d’une construction collective d’espaces de conception.
- « solidarité » : parce qu’elle associe des démarches pouvant être hétérogènes en les rendant compatibles ; en retour, en un lieu, poser le principe de solidarité transforme les compatibilités en hypercompatibilités.
88Le lieu de science autrement a une forme d’« intimité collective » qui contribue de son identité en tant qu’elle mêle la science et l’homme. Il a également une g-ouvernance [11][11]G-ouvernance vient initialement d’une faute de frappe que nous… qui tient compte de cette intimité, car l’espace générique doit, pour rester en perspective, être composé.
Ses caractéristiques
Une possible capitalisation
89Le lieu est à la fois très concret, car c’est un lieu physique, d’activité de travail, humain et scientifique et très abstrait au regard des théories, car aucune ne permet actuellement de soutenir l’ensemble de la science qui y est produite. Il héberge une multiplicité d’ordres de savoirs qui se distinguent sans qu’ils ne soient définis et qui ont en commun le contexte. C’est pourquoi le lieu a la capacité d’accueillir l’infinie variété de formes des productions disciplinaires et interdisciplinaires, de les accumuler, de les capitaliser.
90Comme le lieu fonctionne de manière apparente sur la base des modalités et régimes de travail des disciplines et de leurs systèmes de production de pairs, les productions interdisciplinaires ne sont pas immédiatement visibles. Nous proposons de passer en revue les composantes de l’interdiscipline pour repérer où le lieu les manifeste.
- La régénération de la théorie se passe via la machinerie de reconnaissance scientifique des disciplines, des théories qui auraient été fondées sur des interdisciplines ne peuvent qu’être décomposées dans les enceintes disciplinaires, tout au plus, le lieu permet qu’elles puissent se faire écho. Le lieu ne suffit pas à les rendre apparentes et opérantes. Pour autant, les nouveaux savoirs, savoir-faire et pratiques issues des interdisciplines entraînent des transformations locales de l’activité scientifique, c’est même en les traçant que l’on peut avoir une marque indirecte de l’intensité de conception théorique des interdisciplines. Néanmoins ces nouveaux savoirs gagnent l’intimité des connaissances, entrent dans l’implicite des disciplines et remplissent leur silence.
- Le lieu offre les conditions pour que des intentions hétérogènes puissent s’associer sans objectif ou mot d’ordre commun. Il fonctionne avec une machine qui articule des éléments connus, des innovations, des conceptions et des initiatives, sans a priori. Cette machine permet aussi de désarticuler les continuités sans dénaturer la rigueur disciplinaire car elle réarrange immédiatement des fragments, puisque le lieu est aussi plongé dans le contexte. Cette machine est un style d’administration.
- Le lieu accumule les marques de la logique d’invention de l’interdiscipline, en tant qu’il peut labelliser les produits et entraîner un implicite de reconnaissance de leur qualité. L’intensité de l’interdiscipline est indirectement manifestée par le degré de partage des objets scientifiques et par la multiplicité des usages des mots communs.
- Au sein du lieu se construit une culture, autour de l’identité scientifique locale, qui porte des formes plus ou moins avancées de reconnaissance sociale des productions interdisciplinaires, c’est même la condition de la capitalisation. Cette identité donne à percevoir ce qui fait science.
- Les objets contemporains, au sein du lieu, concentrent les dimensions disciplinaires et orientent leurs vecteurs d’association pour leur traitement au futur.
92En d’autres termes, nous recherchons les « manifestes invisibles » de la science.
Un lieu naturel
93C’est un lieu qui invite à une convergence des fragments de science contenus dans et hors disciplines, ceci sans injonction, c’est ce qui en fait un lieu « naturel ». Le lieu est différent de l’espace commun mais il y a un lien avec cet espace. Il contient des machines élémentaires qui décomposent les dimensions sans être fragmentales. Il met dans un même espace les disciplines et le contexte.
94Cela en fait-il un lieu naturel de science ou un lieu de « science naturelle » ? En d’autres termes, y a-t-il un équivalent de principe de relativité dans le lieu où l’interdiscipline est « naturelle », y a-t-il des règles selon lesquelles deux hétérogènes sont « semblables » au sein du lieu ?
95Pour approcher ces questions, nous proposons des outils pour que le « grain » de la science ne soit plus uniquement pris entre théorie et expérience. Le virtuel en est un, il est en deçà des grandes structures (disciplines, organisations) ; il est stable et mouvant et permet d’ouvrir des espaces partagés flottants. Le virtuel, s’il est utilisé naturellement dans le lieu, est « manifeste invisible [12][12]Manifeste invisible : cf. Michel Henry, Voir l’invisible, essai… » de la science entre les disciplines.
Une réception des objets
96Les objets contemporains ou conçus au sein du lieu ne sont plus dans un vide formel. Ils sont approchés au moyen de connaissances hétérogènes, de concepts d’origines diverses, au moyen de processus ou machines donnant le temps de les analyser. Ils participent du « commun », de la « vie scientifique partagée » du lieu.
97La précaution à prendre est de ne pas détruire certaines dimensions de l’objet par une appropriation disciplinaire d’une de ses caractéristiques ou propriétés. Le propre de l’homme est le résultat de l’exercice de la prudence dans l’appropriation. L’appropriation est donc une fixation sans prudence, car elle s’oppose aux mouvements du « penser ensemble ». Le lieu assure cette prudence en dépotentialisant le propre lorsqu’il est partiellement le contraire du « commun ».
98Virtuel et réel, avec et sans murs, local et délocalisé peuvent être admis simultanément. Le lieu offre le milieu scientifique permettant la « dérive » ou la « translation » des disciplines qui contribuent à la reconnaissance de l’identité de l’objet, qui atteint sa meilleure précision dans un espace à n disciplines, soit dans l’espace générique.
Son nom : le lieu d’interdiscipline
C’est un lieu qui n’est pas sous maîtrise des disciplines
99Le mode d’apparaître du lieu d’interdiscipline est indirect car ce n’est pas un lieu de maîtrise. Entrent en jeu les caractères humains minimaux déjà évoqués, la confiance, la générosité, la solidarité, qui sont les conditions de l’ouverture des champs de connaissance et du « travailler ensemble ». Ces conditions ne sont pas acquises par maîtrise mais restent au ras de l’exercice de pensée, sans domination. Le lieu d’interdiscipline et les processus interdisciplinaires ne sont pas dominés par le point de vue d’une seule discipline, même d’un groupe fini de disciplines.
C’est un lieu qui décompose les idéologies
100L’idéologie, nous la caractérisons et l’identifions, comme nous l’avons déjà vu, comme l’effet de la représentation d’une discipline par une autre discipline, alors que l’une cherche à maîtriser l’autre. Cette maîtrise donne une forme d’unité à l’idéologie. Sous un régime de non maîtrise, tel que celui que du lieu d’interdiscipline, on voit œuvrer les composantes des disciplines et alors l’unité apparente de l’idéologie se décomposer. Prenons la singularité théorique, l’idéologie la généralise, elle ne peut donc avoir d’impact en présence de multiples singularités théoriques. L’intention est un terreau favorable au développement d’une idéologie. Mais lorsque l’intention a un attribut conceptif, qui est le propre de l’intention scientifique, la généralisation sur laquelle repose l’idéologie est impossible car la conception fonctionne par étapes et mises en compatibilités intermédiaires des fragments de connaissance. Avec l’idéologie, l’objet est une aussi une occasion. Mais autant pour les disciplines, il est, comme nous l’avons vu, une occasion d’administration des connaissances, autant pour l’idéologie, c’est une occasion d’imposition. Définitivement, le style d’administration distingue la science de l’idéologie. C’est particulièrement flagrant dans les lieux de science, et improbable à confondre dans les lieux d’interdiscipline. Quant à la reconnaissance sociale, la mise en périphérie de la crainte d’idéologies, l’assurance de savoir qu’elles pourront être décomposées, favorise les échanges de savoir, de connaissances et de reconnaissances entre les disciplines. Dans le lieu d’interdiscipline s’inventent de nouveaux types d’échange et la rigueur scientifique s’en trouve renouvelée. C’est un lieu de posture scientifique, la posture étant la synthèse des styles disciplinaires et interdisciplinaires attachés à la rigueur scientifique.
C’est un lieu dont on peut parler sans référence aux disciplines
101En dehors d’un régime de maîtrise et de tout effet idéologique, la rigueur scientifique vient de ce que les composantes des disciplines deviennent plus contrastées. Le lieu d’interdiscipline est un mi-lieu sans oppositions ni contraires, où coexistent immanence et transcendance et où homme et savoir peuvent être superposés sans risque d’altérer l’appareil de production des connaissances. C’est même la condition de l’efficacité de cet appareil [13][13]François Jullien, cf. Traité de l’efficacité, Paris, Grasset,…. Les échanges d’un nouveau type inventés dans les lieux d’interdiscipline sont des distinctions épistémologiques et des concepts. Ces derniers ne sont donc plus uniquement pris dans des logiques disciplinaires et ont une relative autonomie. Le mi-lieu environne leurs trajectoires entre les espaces interdisciplinaires et les disciplines ; ainsi sont-ils facteurs d’expansion de ces espaces et leur donnent-ils une orientation future. Disciplines et interdisciplines acquièrent les attributs pour passer de la construction à la conception des objets. L’administration du mi-lieu absorbe la démarche critique par l’instauration de marches, par l’adoption d’un mode « pasà-pas » laissant place à des productions et théories intermédiaires. Ces intermédiaires tiennent ensemble grâce aux orientations futures dont l’intégrité est assurée par la fiction.
C’est un lieu qui peut être manifesté indirectement à partir des disciplines
102Le fait de concevoir ce lieu sans référence aux disciplines permet de prendre conscience de la « dérive des disciplines », notamment à l’occasion de la conception des objets ou de leur révélation par les objets contemporains pour lesquels les disciplines ne sont plus au centre. Le lieu permet de prendre conscience que les disciplines ont un espace commun qui a à voir avec l’espace générique. Les objets contemporains comportent eux-mêmes des zones de généricité.
103On réalise que la traduction d’une discipline par une autre ne passe par le seul langage et qu’il n’y a pas de traduction brute, pure, ou simple. Le langage d’une discipline garde sa précision, sa profondeur et sa spécificité. Par le générique, la traduction est étendue en activant d’autres modes d’appréhension, de compréhension ou de résonance. Le dialogue ou le « multilogue » entre les disciplines devient non seulement possible mais productif de nouvelle matière scientifique. Acquérir un langage commun n’est pas une condition d’inter-échanges entre les disciplines, ce pourrait même être un frein, lié au temps d’apprentissage, comme à la dénaturation de la spécificité et de la profondeur du langage disciplinaire qu’il pourrait entraîner. Dans le lieu d’interdiscipline, l’échange entre les disciplines ne passe pas par l’unique traduction de leur contenu conceptuel, mais respecte l’ensemble des composantes des disciplines et leurs variabilités interdisciplinaires.
Expansion des propriétés du lieu
- Les modalités du voir
• Les lieux, comme tout lieu physique, stimulent les cinq sens de la perception. Les lieux d’interdiscipline donnent à percevoir l’activité scientifique dans toute son hétérogénéité. Cela peut induire une modification des sens, et des rapports des sens et de l’intellect. On y complète les conditions de visibilité de la science et on peut même se permettre une orientation aveugle. - Propriétés philosophiques : mi-lieu, mi- comme condition d’immanence, -lieu comme condition de transcendance.
- Il héberge un dispositif de mise en jeu des séries d’éléments hétérogènes considérés comme des variables. Les variables peuvent être très générales [science, philosophie, éthique], et en même temps porter des objets, formes, modalités extrêmement diverses et locales. On peut y superposer l’immanence et l’éphémère, des équations liant les variables et des rencontres, et y intégrer les effets des occasions et des initiatives.
- Il donne consistance aux conjugaisons entre les disciplines, aux aspects immanents, tels humains, intimité, générosité, solidarité, et aux aspects transcendants tels rencontre, curiosité, volonté, idéologie, initiative, parce qu’il est une limite non réversible entre immanence humaine et mode d’apparaître du sujet dans la transcendance.
- Naturel
- Il n’y a pas d’injonction, les synchronisations éphémères des temporalités sont possibles sans intention.
- C’est un lieu où l’éthique elle-même n’est pas une « injonction », forme sous laquelle elle est souvent manipulée. Dans ce lieu, science et éthique coexistent de manière autonome sans être amalgamés ; de même, science, politique et société, parce que le lieu permet de décomposer leurs mélanges, et leur offre des espaces partagés.
Conseils pratiques pour construire le lieu d’interdiscipline
Architecture
- Elle rend compte des diversités et des effets plutôt que de prendre des plans déjà établis. Elle évite ainsi de procéder par comparaison à ce qu’on connaît dans les disciplines.
- Elle permet de complexifier les liens entre interdiscipline et discipline et entre interdiscipline et indiscipline.
- L’idée d’environnement lie pilotage et indiscipline, car il texture le lieu tout en étant un point d’extériorité. Ainsi l’architecture soutient-elle la germination des idées dans toute leur diversité, leur retour aux disciplines et leur contribution au bien commun en tant que X à concevoir. Cette germination est au cœur des dynamiques des extensions scientifiques, qui donnent une identité de la science dans la diversité du lieu.
Habitation
- La gouvernance est une orchestration des instruments de production des connaissances.
- Les habitants projettent plutôt que de fonctionner sur catégories et critères car ils savent jouer avec l’inséparation humain/science.
- Le lieu se distingue de l’espace, en particulier par son identité. Il rappelle à tous moments l’identité générique et spécifique de la science.
Mobilité
- Les vérités deviennent mobiles. Elles sont indissociables de la capacité à se projeter.
- Les états des lieux de l’art et du non-art s’alimentent les uns et les autres et ainsi entrent en dynamique.
2.7. L’objet de science
108Lorsque disciplines et interdisciplines sont naturellement interopérantes, la posture scientifique face à l’objet est qu’il n’est pas donné, il n’appartient à aucune discipline en propre et devient un X partiellement inconnu. Cette posture a l’avantage de pouvoir multiplier les dimensions disciplinaires, tout en permettant, là où elles ne se rejoignent ou ne se croisent pas, des zones constitutives d’inconnaissance, d’incertitude qui, dans un espace de nature générique, se transforment en zones de nonsynthèse et d’inséparabilité. Les inséparabilités que nous avons détectées, parmi d’autres à explorer :
- inséparabilités disciplinaires,
- inséparabilité savoir-science,
- inséparabilité virtuel-réel,
- inséparabilité lieu-objet.
110L’objet situé au-delà de l’organisation des disciplines, participe du lieu et de la vie scientifique.
111On constate alors que l’interprétation usuelle des objets est suspendue, de même que les intentions scientifiques de les commenter en recouvrant totalement leur réalité et d’y chercher des formes de vérité. Cela se manifeste par :
- la volonté de ne pas tenter de paver les objets en convoquant les disciplines et en forçant la convergence de leurs perspectives,
- la capacité à ne pas prendre l’objet comme un tout, en sachant distinguer le système du tout car ils ne sont de même nature ; la modélisation de l’objet peut alors prendre une forme plus complexe par l’utilisation de différentes logiques (linéaires, stochastiques, systémiques) sans qu’elles ne s’excluent les unes des autres et sans prendre l’une comme l’explication de « tout » l’objet,
- on ne peut plus prendre les objets comme exemple, ce qui défait l’illusion de passages possibles entre « tout » et « parties », passages qui sont illégitimes tant ils orientent l’interprétation de l’objet.
Ses caractéristiques
Des traits minimaux d’identité
113L’objet n’est pas donné, il reste un X dont l’identité se précise avec les dimensions qu’il emporte. On trouve les traits minimaux de l’objet dans le rapport que l’on entretient avec lui. Cela est vrai pour tous les objets (d’art, techniques, pratiques, expérimentaux…). Ce qui caractérise l’objet scientifique est, qu’à son identité, répond une intention particulière. C’est une intention d’estimation plus que de projection. Cette intention estime, avec une valeur d’universalité, un lien avec les contenus, les contenus étant des connaissances. Puisque l’objet est un X, l’intention répond à son identité, mais de façon partielle.
Un rapport au contexte
114Le contexte répond également à l’identité de l’objet, dans le sens où il environne les interactions et interpénétrations des dimensions qui le définissent. En sens inverse, l’objet est une concentration, une synthèse, des dimensions du contexte. Ainsi peut-on aborder les objets contemporains. Ce rapport de l’objet au contexte se manifeste dans les conditions particulières qu’offre le lieu de production de savoirs et savoir-faire spécialisés. Si le lieu a les caractéristiques d’un espace générique, l’objet est porteur des rapports entre sens commun et savoirs spécialisés. Dans le lieu d’interdiscipline, ce rapport donne une valeur scientifique à l’articulation de l’homme et de la science. L’objet devient l’occasion d’ancrage de la science dans son contexte, son inséparabilité avec le lieu offre la capacité d’un traitement épistémologiquement rigoureux des problématiques.
Un rapport au réel
115Prenons les problématiques comme les symptômes des distances entre le réel et le traitement du réel qui, rappelons-le, est l’objet d’une bataille de position des sciences et des philosophies. L’objet de science peut être rapporté au réel, avec ses traits minimaux d’identité et son rapport au contexte, il maintient l’indifférence qu’entretient le réel avec lui. Il transforme cette distance en rapport-sans-rapports au réel.
Expérience de pensée 5. Quand les objets communs deviennent des objets scientifiques
Que peut-il se passer au sein de l’épistémologie et au croisement de l’épistémologie et de la politique, lorsque l’objet du sens commun devient un objet scientifique ? Ce mouvement se banalise, véhiculé par l’intention, légitime en apparence, d’accélérer les réponses de la recherche aux grands défis du XXIe siècle, d’une orientation du progrès et d’un retour sur investissement. Les mots du sens commun entrent de plus en plus dans les orientations des programmations scientifiques, c’est-à-dire dans les moyens de financer les projets de recherche et dans les contrats d’objectifs que les institutions signent avec l’État, donc dans les moyens d’orienter l’activité récurrente de recherche. Citons comme mots communs : eau, environnement, cancer, maladie d’Alzheimer, changement climatique… Ils deviennent objets de recherches, à côté des objets classiques abscons au sens commun. Nous invitons à percevoir ce changement de logique encore actuellement peu remarqué par les historiens des sciences : les mots paraissent clairs, mais dans le même temps, les objets se multiplient et semblent se dissoudre. On remarque alors que le caractère « complexe » n’est plus suffisant pour qualifier de tels objets scientifiques car ils sont devenus non synthétisables. Nous les appelons « objets intégratifs ». L’objet intégratif pose de façon nouvelle les relations entre spécialisation et savoirs communs. Les savoirs communs n’apparaissent plus comme l’aboutissement d’une simplification du langage scientifique mais comme constitutifs.
Son nom : l’objet intégratif
C’est un objet qui acte du rapport à l’objet
117Le rapport à l’objet fait partie de l’objet. Avec les objets complexes, on a tendance à déléguer ce rapport aux seules sciences, voire à des disciplines scientifiques précises, voire encore à des modélisateurs. Cette tendance prend sa source aux origines mêmes de la construction des disciplines, dont un des mouvements primordiaux a été d’internaliser l’objet et aux manques de porosité de leurs frontières, les disciplines étant aidées en cela par les théories de l’épistémologie classique.
118Le caractère complexe n’est plus suffisant pour qualifier les objets scientifiques contemporains. Attribuer le caractère intégratif à un objet, permet de retenir une définition trop rapide, qui force la convergence des points de vue disciplinaires. L’objet intégratif peut être plongé dans différents environnements disciplinaires et autres îlots de connaissances, il gagne ainsi en précision sans jamais être entièrement appréhendé. L’objet intégratif dépasse le caractère complexe, il invite une dynamique des connaissances, des flux d’échange entre savoirs hétérogènes, qui ne prend pas fin. Il est non-synthétisable.
C’est un objet non synthétisable
119On doit pouvoir accepter ou accueillir une diversité de définitions. En choisir une seule, et éliminer les autres, risque d’atteindre l’identité de l’objet et donc le rapport que l’objet entretient avec le contexte et le réel et donc sa valeur scientifique.
120Un des symptômes est l’expansion des langages pour positionner de nouveaux objets, langages qui associent politique, science, économie, culture, éthique…. Avec les objets contemporains, l’interprétation langagière devient si multiple, qu’on voit bien que la synthèse ne tient plus. Quand les dimensions des objets se multiplient, certains signes langagiers dans la recherche scientifique peuvent devenir des symboles. Ceci est indicateur des flux existants, mais invisibles aux disciplines, entre sens scientifique et sens commun.
C’est un objet qui engage une pluralité de dynamiques
121L’objet intégratif accueille les dimensions politiques, économiques, culturelles, éthiques, académiques… comme autant de raisons scientifiques de produire des connaissances, de conjuguer des savoirs et de concevoir l’action politique, la modélisation économique, le vecteur culturel, l’évaluation éthique et les théories académiques dans leurs complémentarités et leurs synergies.
Conseils pratiques pour rechercher les dimensions de l’objet intégratif
122Une posture d’humilité et d’ouverture :
- pour considérer le commun, point de passage des dimensions du contexte, comme un X et ainsi cerner les articulations entre les termes primitifs, consubstantiels de l’homme et des sciences et les relations minimales qui lient ces termes, qui sont nature transitoire et indéterminée, qu’elles relèvent des disciplines ou des trajectoires entre philosophie et science.
Un lieu assurant : - qui autorise les relations minimales, parmi lesquelles trouver les relations de rapport au réel.
Une logique au moins double : - afin de rendre compte de l’identité des objets sans opposer des formes logiques, ainsi opèrent la logique qui considère les relations des objets au contexte, sans omettre leur prolongement dans le contexte et celle qui considère les primitives comme des termes.
2.8. Épistémologies : les matériaux des philosophies aux sciences et inversement
Expérience de visibilité 4. Percevoir l’épistémologie
Le terme « epistemology » apparaît en anglais au milieu du 19e siècle, et le terme « épistémologie » apparaît en français au début du 20e siècle dans la correspondance des deux mathématiciens et philosophes Bertrand Russell et Louis Couturat. Epistemology et épistémologie n’ont pas le même sens ni le même usage. En anglais, le sens est proche de la « théorie de la connaissance », en français, il est plus proche de l’analyse historique des sciences. Dans les pays anglo-saxons comme dans les pays latins, l’épistémologie est une discipline qui a émergé à côté de la philosophie des sciences. Notre hypothèse concernant cette émergence est liée à l’explosion des connaissances sur la nature et à l’incapacité de la mécanique à en rendre compte alors qu’elle était considérée à la fois comme la discipline permettant de calculer et prédire, comme paradigme de la science et comme image de la nature. L’apparition de disciplines non réductibles à la mécanique a donc posé des problèmes à la philosophie des sciences. Au sein de la mécanique, toute démarche théorique suppose de définir une énergie cinétique et une énergie potentielle, de montrer la constance de leur somme et d’élaborer un principe variationnel de la différence des deux énergies (principe de moindre action). Or la définition d’une énergie potentielle ne va pas de soi pour tous les phénomènes, en particulier pour les phénomènes non réversibles, ainsi que Henri Poincaré l’a longuement discuté dans le dernier chapitre de la Thermodynamique (1892). Avec des disciplines telles que la biologie, la chimie, les sciences humaines, l’approche mécanique est une réduction problématique, mais dont il a été très long de se défaire. Albert Einstein a été le premier à traiter la mécanique de discipline « comme les autres », alors que chez Henri Poincaré, elle joue encore un rôle paradigmatique. Il fallait alors une réflexion plus précise et plus locale que celle de la philosophie des sciences de l’époque pour élaborer des critères de scientificité indépendants de la mécanique, permettant de rendre compte de ces nouvelles disciplines. L’épistémologie du 20e siècle a été orientée par la recherche de tels critères, citons ceux de la vérification (cercle de Vienne), de la réfutation (Karl A. Popper), des programmes de recherches (Imre Lakatos). À la fin du même siècle, la recherche de critères de scientificité est progressivement abandonnée, les critères jusqu’alors proposés donnant lieu à des descriptions pertinentes, mais rendant de moins en moins compte de la complexité des sciences. Notre hypothèse est que la limite actuelle des critères est liée au fait qu’ils ont été essentiellement élaborés à partir de théories et d’exemples répétés d’un ouvrage à l’autre, on y retrouve, pour beaucoup, les marques de la mécanique. Les critères sont aveugles à certaines dynamiques et extensions de la science, pour s’en convaincre, il suffit d’identifier et de considérer combien les approches modélisatrices manquent d’un fondement épistémologique. La limite des critères de scientificité est le signe que l’épistémologie doit trouver des extensions, un autre signe est la prégnance de la démarche historique dans la recherche et l’enseignement en épistémologie. L’épistémologie peut enrichir ses théories par une démarche de recherche visant à rendre les concepts de l’épistémologie relativement indépendants de la mécanique et des autres disciplines et permettre par là un processus plus générique, aussi bien pour les sciences que pour les philosophies.
Épistémologies, les substances
125La substance de l’épistémologie, revient, dans son mode classique, à décrire les actualisations des disciplines, les critères, les obstacles. Les épistémologies en mode classique restent théorie centrée, et rendent difficilement compte des composantes des interdisciplines. C’est pourquoi nous mettons un pluriel à épistémologies, pour pointer les contrastes et ouvrir les propositions à la diversité.
126La substance de l’épistémologie est celle de la science. Pour les épistémologies classiques c’est celle de la science « normale » du point de vue des disciplines. Ces épistémologies sont de ce fait centrées sur les théories fondamentales dont une des caractéristiques scientifiques est leur universalité et leur non-dépendance au contexte. Ces épistémologies enclenchent des régimes d’homogénéisation et d’universalité. Le « fait », qui emporte quelque chose du réel, se construit comme fait scientifique par l’intermédiaire de la machine disciplinaire. Il correspond donc à un champ théorique donné ; en d’autres termes, le fait scientifique est construit comme le corrélat d’une discipline et, à travers elle, d’une théorie.
127Mais un certain nombre de « crises » sont déplorées, dont celle que nous avions appelée dans un premier temps « crise de la représentation des sciences ». Les épistémologies en mode classique constatent une « crise » lorsque le régime d’homogénéisation qu’elles enclenchent est mis en déséquilibre, soit par la dynamique des connaissances scientifiques, soit par des faits apparaissant comme en contradiction entre plusieurs disciplines. Une fois que le mot « crise » est employé, on est dans le constat d’une impossibilité de traitement, qui limite la recherche. Nous proposons de prendre ces « crises » comme symptôme. La « crise de représentation des sciences » devient indicatrice qu’un espace n’est pas pris en compte, il y a un manque. Les épistémologies classiques ont tendance à traiter les disciplines comme des lignées pures en excluant ce qui n’entre pas dans l’axiomatique des théories qui ne sont pas de portée universelle. D’ailleurs, une théorie qui n’est pas universelle n’a pas valeur ou qualificatif de théorie dans les épistémologies classiques. Il y a exclusion de ce qui n’est pas qualifié comme pertinent, exclusion de ce qui est autrement.
Quels manques pointe le symptôme des « crises » ?
128On assiste à un double mouvement, d’une part la spécialisation de plus en plus précise des disciplines et d’autre part la multiplication de nouvelles disciplines. On pourrait le voir comme une fragmentation infinie des sciences. N’est-ce pas plutôt le signe, à la fois de la professionnalisation et du développement du métier de scientifique, de l’intensité des propositions scientifiques et technologiques et de l’interpénétration du contexte et des sciences ? Les épistémologies classiques ne rendent pas compte de cette explosion disciplinaire. Elles ne fournissent pas de règle pour préserver l’autonomie de la science et le lien particulier que les sciences entretiennent avec le réel. Alors comment retenir des passages trop rapides entre science et politique, science et économie ? C’est dans ces glissements que se forment les confusions, les luttes idéologiques et que se creuse le fossé apparent entre la science et la société. La crise pointe le manque de moyens théoriques et conceptuels qui offriraient un espace donnant aux sciences, aux politiques et aux économies, leurs autonomies relatives.
129Pour parler de ces nouvelles disciplines ou de cette expansion disciplinaire, il faut retrouver quelque chose de la « valeur de la science ». On la retrouve dans ce qui périmètre l’identité des nouvelles disciplines et dans les intentions des chercheurs qui les développent, des intentions comme autant de forces conceptives. On la retrouve dans les moyens mis en œuvre pour garantir que ces nouvelles disciplines ne sont pas rapportées de façon incontrôlée aux disciplines existantes, même si elles en sont des extensions. Car le propre de ces nouvelles disciplines est de ne pas se développer a priori autour de théories nouvelles, enfin pas initialement. Elles émergent à partir de nouveaux styles d’administration, de nouvelles formes de reconnaissances sociales et parce que les objets communs deviennent objets de sciences et occasions. L’expression, voire la revendication, de la singularité théorique viendra après, c’est presque le fruit d’une recherche. Mais dès lors qu’elle viendra, alors elle complétera l’ensemble intention-style d’administration-forme de reconnaissance sociale-objet comme occasion pour former les frontières de la nouvelle discipline.
130Comment l’épistémologie rend-elle compte de la valeur de la science des disciplines en formation ou nouvellement établies ? L’épistémologie, en tant que discipline elle-même, a repris de la vigueur, avec les très nombreux travaux sur la modélisation et les nouveaux objets des sciences. La sociologie des sciences, les « sciences studies », sont mobilisées pour qualifier les phénomènes des « crises » et des nouvelles dynamiques disciplinaires, et pour autant, l’épistémologie est de plus en plus appelée. Et si ce n’était pas un phénomène mais la manifestation de l’expansion de la science que les épistémologies classiques, théories-centrées, peinent à accompagner ?
131Quelle forme prennent des épistémologies qui ne sont plus centrées sur les théories ? Elles auraient comme fondement les composantes des disciplines et des interdisciplines. Cela en fait-il des épistémologies inversées ? Peutêtre pour un temps mais pas nécessairement. Elles rendraient compte des lieux d’interdiscipline, elles porteraient l’hétérogénéité des objets intégratifs et environneraient leur non-synthèse, elles seraient garantes de la qualité du lien entre l’humain et le scientifique.
132Nous pouvons, à ce stade, repérer les grands principes sur lesquels étendre l’épistémologie :
- l’incapacité d’exclure,
- la capacité à rendre et tenir compte de toutes les approches et de toutes les logiques.
134Nous pouvons également discerner ses fonctions nouvelles, car suivre ces principes revient à « traiter » les disciplines, en veillant à ce qu’aucune ne domine les autres, que ce soit la philosophie, les mathématiques, ou encore la biologie moléculaire. On ne supprime pas les disciplines, au contraire, on les traite pour qu’elles fassent avec la porosité de leurs frontières et la science autre ou autrement. Le traitement commence par la mise en visibilité des composantes des disciplines et des interdisciplines et par la fabrication d’un espace qui les rassemble. Cette extension de l’épistémologie défait la perception et l’impasse de la crise, elle donne un socle aux nouvelles disciplines, et propose de placer les relations entre les disciplines, sous un régime non pas de critique, mais de fiction, induisant alors un mouvement sans changement paradigmatique « au-delà et en deçà de la crise ».
135Cette extension rend compte du positionnement double de l’épistémologie, une fois dans les sciences, une autre fois entre les sciences et la philosophie.
Épistémologies, les rapports entre philosophies et sciences
136Notre hypothèse est que le réel précède la philosophie alors que la philosophie, qui prétend déterminer le réel, ne supporte pas d’être caractérisée ; à chaque tentative, elle forme une nouvelle philosophie. Sous notre hypothèse, les philosophies ne co-déterminent plus le réel avec les sciences, elles ne sont plus englobantes des sciences et en sont transformées. Elles perdent alors leur suffisance. C’est une condition pour caractériser théoriquement les philosophies.
137Sous cette hypothèse on voit que, quelles que soient les philosophies, elles fonctionnent avec un système de doublets, un jeu de miroirs spéculatifs.
138Chaque philosophie a ses moyens pour fixer et stabiliser son corpus d’idées et de concepts. Elle a besoin d’un empirique, le rapport à la réalité, d’un a priori, le rapport au concept, et d’un opérateur. Ni a priori, ni empirique, cet opérateur met en rapport l’a priori et l’empirique, il s’appelle le transcendantal. Toute nouvelle philosophie apparaît par la critique qu’elle porte sur l’empirique des précédentes. Elle le qualifie de non authentique, tout en ayant son propre empirique, si bien qu’elle est entre deux empiriques, celui qu’elle critique et celui qu’elle propose. Si bien que les doublets ne sont pas seulement entre a priori et empirique, mais entre les a priori entre eux et les empiriques entre eux. Ainsi, chaque philosophie, par sa technique, se ferme-t-elle sur elle-même, c’est une façon de rêver son unité et celle de la philosophie.
139Classiquement, pour articuler les corpus de connaissances scientifiques, on fait usage de la philosophie, considérée, dans son usage classique, comme discipline surplombante et distante. Cela oriente les modes d’articulation : la philosophie intervient après coup et interpelle l’épistémologie, dans son usage classique, pour trouver les bases d’échange. Les seuls outils alors disponibles sont les critères de scientificité et de compatibilité de langage. Or les corpus de connaissances font eux-mêmes appel à des ressources philosophiques. Le reconnaître, permet des articulations plus subtiles et proches de l’activité scientifique. Reconnaître qu’il y a des philosophies, multiples de droit, permet de rendre plus mobiles et sensibles les relations entre les disciplines et entre philosophies et sciences. Alors, les poussées scientifiques ou la croissance des connaissances sont des occasions de nouvelles philosophies.
140Posons l’hypothèse canonique suivante : si, de science à science, on trouve la philosophie, alors de philosophie à philosophie on trouve la science. Sous cette hypothèse, se manifestent les caractéristiques suivantes :
- Multiplicité de droit des philosophies : la multiplicité des philosophies est souvent admise, si elle répond d’une continuité, ou d’une série, liant une philosophie à l’autre en fonction de critères. La multiplicité de droit est une qualité que l’on rend inhérente aux philosophies [14][14]Charles Péguy : une philosophie qui ne vient pas manque…. C’est une étape pour leur compatibilité sans critère.
- Toutes les philosophies peuvent être aimables.
- Toutes les philosophies ne sont pas équivalentes, sauf sur un plan abstrait et sur les ingrédients de leur technique.
- On peut atteindre les conditions de généricité des concepts et des systèmes avec un élément extérieur autre que la philosophie.
- Les philosophies renoncent à leur position de « supervision ».
142On peut transposer ces caractéristiques aux disciplines scientifiques à partir de la science que l’on trouve en allant de « de philosophie à philosophie » :
- Multiplicité de droit de contribution des disciplines à l’étude des objets scientifiques.
- Toutes les disciplines peuvent être considérées de valeur scientifique équitable.
- Toutes les disciplines ne sont pas équivalentes sauf sur un plan abstrait.
- On peut atteindre les conditions de généricité des concepts et des systèmes avec un élément extérieur autre que la science.
- Les disciplines sans objet renoncent à leur position de « supervision ».
144Cette hypothèse suppose un certain niveau de généricité, la philosophie et la science portant alors l’ensemble des philosophies pour l’un et l’ensemble des disciplines pour l’autre. Cette hypothèse a permis de révéler des caractéristiques qui sont minimales et avec elles les conditions d’une articulation philosophies-sciences où rechercher les matériaux de l’épistémologie.
Expérience de visibilité 5. Le générique en philosophie
Ludwig Feuerbach : Son geste philosophique est de donner un primat à l’humanité. L’espèce humaine a pour objet sa propre essence infinie et le générique est alors la réduction de l’infini au fini.
Alain Badiou : Son fondement est la théorie des ensembles. On arrive à une limite où tous les prédicats sont déchargés de leur validité philosophique, le générique par excellence est l’être, le philosophique en est, de ce fait, réduit.
François Laruelle : Il combine ou conjugue de la philosophie avec la physique quantique. La philosophie perd sa suffisance, le dispositif de pensée quantique permet de distinguer radicalement les variables et de les réassocier autrement que par doublets ainsi en est-il du réel et de l’empirique. Le générique se construit avec des principes et une matrice.
Épistémologies, de l’usage des philosophies
146Si de philosophie à philosophie on trouve la science, alors on peut construire une posture épistémologique qui part, non des catégories classiques de l’épistémologie, mais de la matérialité et de l’hétérogénéité des sciences que l’on peut atteindre grâce à un certain niveau de généricité.
147Parce qu’on n’atteindra jamais l’ensemble de la matérialité et de l’hétérogénéité des sciences, de même qu’on ne pourra les décrire, il faut à la fois une méthode et une posture pour accueillir et traiter les ingrédients scientifiques que l’on ne connaît pas, ou qui sont hors catégories ou qui ne peuvent être décrits qu’indirectement. La méthode fait avec les processus d’élaboration des savoirs, le sens commun, la pensée de l’incertitude et de la non-synthèse. La posture prend acte de la matérialité du pluralisme. L’association posture-méthode maîtrise le risque d’ériger pluralisme et démocratie en tant que seules valeurs ou idéologies.
148Notre proposition est de partir des décalages ou des contrastes entre les philosophies qui prennent des disciplines comme fondement et celles qui mettent en jeu des modèles des disciplines, pour pointer la matérialité de l’hétérogénéité des sciences. De philosophie à philosophie, on trouve, nous l’avons vu, la matérialité de la science avec une posture d’extension de l’épistémologie, qui tient compte des relations entre homme et science, en d’autres termes, qui prend appui sur les primitives comme des traverses et repose même temporairement sur les relations minimales. En retour, la conjugaison des philosophies est possible par l’intermédiaire de l’épistémologie et sur fond de contexte scientifique.
Expérience vécue 3. Lorsque les philosophies ouvrent un espace aux interdisciplines, la redécouverte des philosophies russes du début du XXe siècle et les philosophies non standards
Nous avons été marquées par le développement de l’interdiscipline en Russie au début du XXe siècle. Cela a aussi été un temps de propositions philosophiques attestant des nouvelles relations que la philosophie pouvait entretenir avec la science. Ces philosophes ont été pour la plupart d’entre eux réduits au silence sous le stalinisme et leur œuvre est actuellement redécouverte en Russie comme en France. Nous avons saisi cette occasion pour traiter des décalages entre les philosophies russes cherchant un fondement scientifique et les philosophies faisant usage de dimensions disciplinaires modélisées, telles que les philosophies non-standard.
Les philosophes russes tels que Pavel Florensky et Alexeï Losev proposent des principes intégrateurs en dehors du champ scientifique et différents d’une démarche d’universalisation. En général, ces principes s’appuient sur des postures et méthodes propres à la théologie, comme la glorification du Nom (hésychasme [15][15]Ou « le nom de Dieu est Dieu », ce qui a été transformé par les…). Ainsi l’espace est-il ouvert pour manifester l’éventail des disciplines, leur organisation en séries et la compatibilité de leurs contenus. Cela permet de penser l’interdiscipline autrement que le passage d’une discipline à une autre. Nous avons noté que les travaux d’Henri Poincaré ont été diffusés plus rapidement en Russie qu’en France au début du XXe siècle. L’interdisciplinarité en Russie à cette époque, n’est pas obligatoirement liée à une discipline. Il est possible que ce terrain, qui offre une équivalence de contribution aux disciplines et permet de passer d’une discipline à l’autre sans passer par les contraintes des régimes disciplinaires, ait été un terrain plus favorable à la réception des inventions d’Henri Poincaré, telle la mécanique algébrique. Dans cet espace, de nouvelles disciplines peuvent émerger à partir d’éléments considérés a priori comme très hétérogènes.
La proposition des philosophes russes pose un point extérieur à la fois à la philosophie et à la science pour l’envisager, associant le mythe comme espace intégrateur et la glorification du Nom comme méthode de pensée.
Les philosophies non-standard actuelles proposent elles aussi un point fixe qui n’est pas touché par les disciplines, qui est le réel. C’est une autre logique : il y a de la science, il y a de la philosophie, l’une et l’autre sont hétérogènes, de structure différente, mais ni l’une, ni l’autre ne contribue à co-déterminer le réel. Dès lors il n’y a pas de tentative d’intégration, mais la considération d’un rapport ou non-rapport unilatéral entre le réel et les inventions humaines. Le réel permet l’occasion de développer des inventions humaines et il reste non affecté par chacune d’entre elles. Aucune discipline ne peut dominer les autres dans son rapport au réel, la philosophie pas plus que les mathématiques ou la biologie.
Ces propositions ouvrent les unes comme les autres un espace générique, où les philosophies interviennent au même titre que les autres disciplines, apportent des matériaux, faisant de la philosophie un savoir qui se combine à d’autres sans co-déterminer le réel.
Conseils pratiques, points d’attention épistémologiques
- Considérer l’ordinaire. Cette notion d’ordinaire est souvent utilisée par les philosophes qui cherchent à créer de nouvelles relations aux sciences.
- Éviter le mépris des « faits » non exceptionnels [16][16]Éviter le mépris des faits non exceptionnels : cf. Bertrand….
- Éviter le mépris d’une discipline.
- Ne pas mettre de côté les relations qui seraient d’ordre partiel, ou guidées par l’action.
- Admettre l’opacité et qu’il existe toujours une philosophie que l’on ne comprend pas (cogito de l’opacité [17][17]Cogito de l’opacité, cf. Anne-Françoise Schmid, « Homo…).
- Proposer les conditions d’indépendance des disciplines (posture, méthode, lieu).
- Savoir que l’intuition peut avoir valeur de mise en rapport de séries hétérogènes de connaissances et de synthèse dynamique du contexte. Savoir que les doublets classiques de la philosophie sont inopérants et enfermant.
- Admettre la relative inséparabilité de l’homme et de la science.
Expérience de pensée 6 à partir d’une expérience vécue. Le « Big Data » et le besoin d’entreposer les données, une occasion d’espace interdisciplinaire
Imaginons un entrepôt de données comme une plateforme théorique et virtuelle de communautés disciplinaires larges, où les mathématiques, qui ne seraient plus comprises comme un langage universel et les éléments théoriques d’autres disciplines, auraient un rôle de lien. L’organisation serait un schéma où les disciplines se combinent comme autant de variables, à même de produire de la connaissance de manière usuelle et des initiatives. On aurait les particularités des disciplines et des mises en relations auxquelles on n’aurait pas pensé. Pour cela, il s’agirait de penser, avec l’environnement technique, l’environnement intellectuel. Apparaitraient alors des zones de « transparence » entre les disciplines.
Effets induits
À accompagner
- ■ Renversement des rapports des disciplines à l’histoire par la considération du futur, conjonction des disciplines autour de la prédiction et de l’usage.
- ■ Renouvellement de l’enthousiasme pour les théories, environnement local rigoureux pour la production de théories de portée intermédiaire.
Conséquences
- ■ La manifestation du caractère local de la théorie, qui peut être difficile à identifier. Cette théorie peut prendre la forme apparente de loi, de principe, de théorème, de dogme, en raison de la contingence que confèrent les disciplines. La recommandation est de porter attention à l’éventuelle profondeur que cachent ces appellations.
- ■ La valeur ajoutée de la pensée collective.
On construit un espace rigoureux de prédiction (la qualité d’une théorie se mesure aussi à son pouvoir prédictif). Il combine savoirs, usages, futur. On pourra constater un effet sur la qualité des modèles et l’éthique de la recherche, en pensant la finalisation sur d’autres bases que l’application ou la suite d’une discipline scientifique à elle seule.
Cette proposition permet de penser le « scientifique » dans le nouvel équilibre entre technologie, données et sciences [18][18]Franck Varenne et Marc Silberstein, Modéliser et Simuler.….
2.9. Éthique
152Admettre la relative inséparabilité de l’homme et de la science, n’estce pas du ressort de l’éthique ? On attribue à l’éthique plutôt le rôle de remettre quelque chose de l’homme dans ses actions ou ses organisations. La question de l’éthique se pose alors après, elle est appelée pour les produits qu’on attend d’elle (avis, lignes de démarcation…). Elle ne tient pas compte des processus, qui eux, emportent quelque chose de l’homme. Nous proposons d’autres attributions à l’éthique, où elle interviendrait en amont des actions.
153En aval comme en amont des actions, l’éthique a pour effet de tenir compte de la différence élémentaire entre l’humain et le sujet. Cette distinction évite le risque de traiter l’humain comme produit et de juger des valeurs. Les valeurs de justice, autonomie, équité, bien-être, mobilisées par l’éthique, lorsqu’elles sont en amont des actions ont pour effet, non de contraindre à un périmètre moral, mais d’ajouter une gamme aux postures qui balayent les échelles comprises entre le doute et la confiance, l’exclusivité et la générosité, l’individualisme et la solidarité, la suffisance et l’humilité, la mesure et la dynamique, la singularité et le pluralisme. Avec l’éthique en amont, l’action n’est plus seulement un moyen, elle devient aussi une valeur.
154Mettre l’éthique en amont des actions scientifiques revient à admettre la relative inséparabilité de l’homme et de la science. Cela offre à la science, à sa gestion et à sa politique, leur orientation ordinaire [19][19]Ordinaire : François Laruelle, biographie de l’homme ordinaire.… et universelle.
Une éthique, des éthiques, une non-discipline
155Du point de vue des autres disciplines, l’éthique apparaît comme la discipline « de l’action bonne ». En d’autres termes cela signifie que les chercheurs de cette discipline auraient comme traits minimaux leur sensibilité et leur capacité à argumenter sur la qualité bonne ou mauvaise d’une action. L’éthique serait alors une discipline avec ses propres critères à distance des autres disciplines, et plus particulièrement des disciplines avec objet. Avec une telle considération, l’éthique est convoquée une fois les résultats de la recherche obtenus ; la confusion entre éthique et morale a du mal à être maîtrisée et l’incompatibilité entre l’éthique et les disciplines est ainsi alimentée.
156N’est-ce pas une réduction de la portée de l’éthique ? Nous posons l’hypothèse que l’éthique, prise dans l’ensemble de ses dimensions, a à voir avec toutes les disciplines et non pas avec l’une d’elles prise en isolation ou avec les produits et objets des sciences. Cela signifie que l’éthique est capable de concilier de multiples singularités théoriques, reconnaît la force conceptive des intentions, est compatible avec l’hétérogénéité des styles d’administration, lie les différentes formes de reconnaissance sociales et culturelles, elle accueille la multiplicité des identités des objets. Cette hypothèse donne la distance suffisante pour constater que l’éthique est compatible avec les modes opératoires de la recherche, à travers elle, la qualité des intentions des chercheurs à répondre aux problématiques de société peut être reconnue [20][20]Ben Mepham, Matthias Kaiser, Erik Thorstensen, Sandy Tomkins,….
157Mais l’éthique n’est-elle pas convoquée lorsque les processus de recherche, de production des connaissances et les objets produits sont trop distants ou trop isolés du contexte social ? Avant cette convocation et même après, ne dit-on pas qu’il y a crise ?
158Selon nous la crise est un symptôme, c’est celui d’un désaccord ou d’un frottement entre les disciplines, où les processus interdisciplinaires ne peuvent se mettre en place. Ce désaccord ne donne pas l’occasion de régénérer la théorie, il neutralise les intentions autres, il n’y a pas de logique d’invention, pas de souhait de reconnaissance sociale, l’objet est imposé. Dans cet état de blocage, l’éthique est convoquée comme en dernière instance. Elle est convoquée comme une autre discipline, en lui réservant comme objet la décomposition théorique du désaccord. Des éthiques spécialisées se déploient, qu’elles soient appelées éthiques appliquées ou désignées par les objets sur lesquelles elles sont attendues [21][21]Céline Kermisch & Marie Geneviève Pinsart, Les…. Convoquer l’éthique comme une discipline la limite dans sa capacité à traiter de la problématique ; le traitement, en effet, suppose des mouvements des disciplines.
159Or, l’éthique n’a pas les composantes d’une discipline, telles que nous les avons identifiées. Elle a la capacité à dialoguer avec toutes les disciplines. Ce dialogue est un témoignage de la science qui s’échange.
160Les processus interdisciplinaires mènent à un moment ou à un autre à des formes de désaccord. Mais alors on perçoit que l’éthique émerge de cet inconfort, comme un des moyens de prendre les disciplines dans leur multiplicité. Elle les oblige à se traiter et à revenir à l’humain. Alors l’éthique n’est plus une discipline qui survole les autres, les limite ou intervient après coup, elle entre elle-même dans le système de production des connaissances.
161L’éthique est une non-discipline, c’est une science générique des frontières [22][22]Anne-Françoise Schmid, « L’éthique comme fiction des….
162L’éthique, science générique des frontières, tient compte de la pluralité des logiques ; on peut le constater à partir des particularités des dispositifs mis en œuvre dans les espaces éthiques. Ils ont une valeur générique. Dans ces dispositifs, l’éthique vient en amont de l’action et les ambiguïtés des éthiques appliquées [23][23]Anne-Françoise Schmid, « Les ambiguïtés de l’éthique… comme leurs difficultés à traiter la problématique sont levées. Là, l’éthique a à voir avec toutes les disciplines et donne les moyens de superposer science et société. En dehors de ces espaces, il suffit de considérer qu’il n’y a pas une éthique contre toutes les autres, une éthique en sus des disciplines, mais des moyens plus ou moins élaborés de rappeler l’homme au sein des disciplines scientifiques et que nous cherchons non pas leur « intersection », ni leur « base », mais ce qu’ils ont d’élémentaire. Alors l’éthique émerge comme science générique des frontières.
Éthique comme science générique des frontières
163L’élémentarité des moyens de l’éthique fait écho à ce qui engage le scientifique et le caractère humain de la science. Ces moyens entraînent un changement de genre de la connaissance, où on ne cherche pas à atteindre tous les attributs à la fois. L’éthique permet un multiple qu’on ne cherche pas à distinguer, qui peut appartenir à plusieurs disciplines tout en restant considérable au sein d’une discipline. Ces moyens sont ceux qui permettent articulation, ouverture et appropriation du jeu complexe des connaissances et des parties qu’elles engagent avec les contextes. L’éthique ouvre un espace où on peut voir et traiter les confusions entre disciplines, entre le scientifique et le technique, entre le scientifique et le politique. L’éthique, science générique des frontières, en étant science, permet leur distinction avec la mise en visibilité de leurs composantes propres et de leurs hétérogénéités en termes de gestion du temps, de régimes de travail, tout en restant en accord avec leur machine de reconnaissance scientifique.
164Au sein de chaque discipline, la considération d’une éthique « science générique des frontières », entraîne la prise en compte de ce qu’il y a de commun aux disciplines, la valeur scientifique et sociale de l’engagement du scientifique et la considération des trajectoires qui la traduisent. Les disciplines accueillent alors l’hétérogénéité de l’objet, qu’il soit étudié ou produit, sans pour autant que cet accueil devienne un processus de catégorisation de l’objet. Concernant le sujet, les disciplines s’ouvrent à la multiplicité de ses facettes sans le confondre avec l’homme. L’homme reste un concept générique, occasion de l’éthique.
165L’éthique, science générique des frontières, pour effectuer un traitement des problématiques et induire le mouvement des disciplines, demande que soit conçu un espace éthique qui laisse œuvrer ses moyens élémentaires. Il a les caractéristiques d’un lieu d’interdiscipline hors institutions.
Éthique et lieu d’interdiscipline hors institutions
166Que nous dit l’éthique des caractéristiques d’un lieu d’interdiscipline hors institutions ? C’est un lieu de réflexion collective, pas totalement indépendant, organisé, avec la capacité de mettre en rapport le local et le générique et de rassembler les intentions et consciences du quotidien. L’organisation ou le pilotage consiste à donner les conditions d’un espace générique et à faire tenir ensemble, les composantes des disciplines et des interdisciplines, les égos, les séries d’intentions et le lien au contexte. Il reconnaît les minimales et les élémentaires de la part humaine de la science et permet ses opacités. Les processus font appel à une exigence théorique et d’engagement qui ont pour effet de retenir les jugements, de soutenir la multiplicité et d’en garantir l’ouverture. Le jugement, en étant mis à distance, n’intervient pas dans la construction collective d’actions et libère l’envie de concevoir. Avec un tel fonctionnement on peut s’autoriser à faire un usage expérimental de l’éthique. Plus il y aura de disciplines en jeu, plus les conditions d’une éthique expérimentale seront réunies [24][24]Léo Coutellec, De la démocratie dans les sciences.….
De l’éthique à l’éthique expérimentale
167Résumons, l’éthique dans sa conception classique adopte simultanément trois régimes :
- un régime de mobilisation en réponse à un problème, une crise, une controverse, un dilemme,
- un régime princeps, éthique « fille de la philosophie », philosophie à qui l’éthique emprunte ses théories,
- un régime disciplinaire particulier car l’éthique construit des strates de raisonnement en analogie aux autres disciplines.
169Elle utilise ces régimes de façon indépendante et ceci a pour conséquence de mettre la culture à distance et donc de faire des exclusions dans l’humain. Un des signes est que les différences culturelles reviennent par frictions et troublent la reconnaissance de l’humain. On fait alors appel à la morale et non plus à l’éthique, qui, elle, a pour fonction de reconnaître l’humain indépendamment des différences culturelles.
170Les risques qu’il nous semble important de prévenir sont :
- de chercher à qualifier l’éthique car cela la limite voire la dénature,
- de considérer l’éthique en tant que discipline, car le risque d’exclure au moins le lien entre la science et l’homme est patent,
- de faire de l’éthique une plateforme spécialisée, car cela peut conduire à son enfermement,
- de rendre l’éthique positive ce qui la couperait de son rôle.
172L’éthique, non-discipline, n’a pas besoin de « machine » pour tenir son rôle, elle dispose, nous l’avons vu, de moyens élémentaires. Elle se manifeste dans la forme que prennent les actions ; on y trouve une empreinte de convivialité pour l’homme, pour la diversité des sciences et des philosophies, un gage de « démocratie » qui ré-interpelle non pas une, mais les disciplines, non pas une théorie mais les théories. L’action porte le vecteur de multiples projections disciplinaires, la philosophie étant une discipline parmi d’autres. On voit bien que ce qu’on appelle habituellement valeur ne suffit pas à l’éthique, celle-ci donne à la science sa dimension générique. Voir les composantes de l’éthique, c’est là tout le métier ! Puisque l’éthique assure une forme d’association des savoirs et des valeurs, sur fond d’interdisciplinarités, le lien entre l’éthique expérimentale et l’épistémologie se trouve lui-même dans un espace générique où les disciplines sont en « démocratie ». L’éthique assure cette démocratie, l’épistémologie en rend rigoureuses les conditions. Éthique et épistémologie ont des fonctions spécifiques dans la relation entre la science et l’homme ; supposer qu’il y a des relations symétriques entre épistémologie et éthique fait prendre le risque de couper à nouveau frais la relation entre science et l’homme.
2.10. Les primitives
173Qu’y a-t-il dans le commun entre les disciplines, reconnaissable par l’éthique, mobilisable par l’épistémologie et implicite dans les sciences ? Nous avons évoqué tour à tour, pour l’épistémologie, le caractère ou le trait « minimal », pour la science, les relations élémentaires et pour l’éthique, les moyens élémentaires. Ils indiquent, mais ne désignent pas ce qui est mobilisé ; minimal est abstrait, élémentaire est déjà plus « embarqué ». Ce sont les infra-structures qui constituent ce commun qui nous intéressent ici et que nous adressons par le terme « primitives ».
174Ces primitives, fondamentales de l’activité scientifique, peuvent apparaître dans le travail interdisciplinaire sous certaines conditions de visibilité, dans un espace qui dépasse celui des disciplines, tel que l’espace générique. On « rencontre » ces primitives et généralement on les laisse dans le commun des disciplines, implicites et sans valeur scientifique. Pourtant ces « infra-structures » portent quelque chose de la science et de l’homme.
175Elles sont sans valeur scientifique. Elles ont une portée générique, se retrouvent intactes au sein des disciplines, la philosophie, l’éthique, la politique, ce qui fait sens dans l’interaction entre la science et son contexte. Elles cumulent toutes les rigueurs. Du fait de leur portée générique, on ne peut cerner leur caractère qu’indirectement.
176Nous présentons les primitives que nous avons rencontrées au cours de notre travail. Ce n’est pas une liste avec des items indépendants, mais un système d’infra-structures autour duquel s’enroule l’identité scientifique et avec lequel rechercher la valeur de la science. Les primitives, prises indépendamment, mobilisent le primitif et leur usage découplé entraîne toujours le risque d’un surcroît de science sur l’humain ou de l’humain sur la science.
177Note de précision sur le primitif. Le primitif est un système de savoir profond et une forme de synthèse élémentaire, tous deux non identifiables. Il se distingue de l’intention, de l’intuition et du naturel, qui sont elles-mêmes des primitives et, en ce sens, portent une part de ce qui constitue le primitif. Le primitif est atemporel, non situé et à la fois il se retrouve dans tous les temps et tous les lieux. Il n’a pas de surface commune avec l’ordinaire, autre primitive, l’ordre y est non-sensé et pourtant il porte un pouvoir d’organisation. Il est comme une origine des vecteurs de recrutement des savoirs qui vont petit à petit raffiner les connaissances produites en un lieu et un temps donné. C’est un terme du générique.
178Le rapport primordial, c’est-à-dire l’angle droit, est certes en soi déjà une réalité vivante, mais elle ne devient telle plastiquement que par la relativité, c’est-à-dire la multiplicité des rapports (Piet Mondrian) [25][25]Piet Mondrian, Réalité naturelle, réalité abstraite, p 12,….
Elémentaire
179L’élémentaire est ce qui précède toute synthèse [26][26]Sur les synthèses pré-individuelles, voir Gilles Deleuze,… ; il est le simple tel qu’il est en capacité d’entrer dans une combinatoire. C’est le point où termes et relations peuvent se recouvrir. On ne reconnaît pas l’élémentaire directement, mais on peut le décider, le choisir et en user. L’élémentaire est un pivot entre le minimal et le naturel. Il est plus « embarqué » que le simple et a des effets. L’élémentaire de la science et l’élémentaire de l’organisation scientifique sont en miroir.
Intention
180Ne tirez pas de conclusions trop rapides de ce qui vous arrive ; laissez-le simplement vous arriver. Autrement vous en viendrez trop facilement à jeter des regards chargés de reproches (c’est-à-dire de morale) sur votre passé qui naturellement participe de tout ce qui vient maintenant à votre rencontre (Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, p. 73 [27][27]Rainer Maria Rilke, Lettre à un jeune poète. Librairie Générale…).
181L’intention apparaît à partir de la considération des objets. Les objets scientifiques contemporains ne résultent pas de la pratique d’une discipline et ne sont pas le résultat de l’application de connaissances. Ils laissent apparaître l’intention du chercheur ; ce n’est pas une intention phénoménologique, elle mettrait une distance entre le chercheur et son objet. L’unité apparente de l’objet est ce qui témoigne de l’intention du chercheur. L’intention est la forme de l’apparence objective de l’unité de l’objet.
182L’intention s’appuie sur l’ensemble des connaissances et techniques connues de l’homme de science, elle est liée au rapport à l’objet qu’il entretient et à la conception qu’il a du positionnement de son action dans le monde. Volonté, désir, rêve, composition des savoirs, de théories, de valeurs et visions du monde s’associent. Dans l’intention, l’Homme et la science se rejoignent sans le décider. C’est à la fois un choix et le produit d’une trajectoire. L’intention lie le modèle et objet. Elle indique une dynamique de conception d’un objet qui ne serait pas encore donné.
Une fidélité à la réalité que je mets au-dessus de tout, Charles Péguy [28][28]Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie…
Expérience vécue 4. Au cours d’une table ronde sur la biologie de synthèse…
Aujourd’hui le mythe du « tout » revient par la technique et on assiste à une évolution, voire une révolution de la manière de construire et de financer l’expérience. Les données arrivent sans décider de leur mesure, et on se prend à poser là-dessus les bases de prédictions où les modèles dirigent la stratégie expérimentale, où les systèmes sont des séries de modules, où les réseaux sont orientés. On constate une inversion des flux de connaissances, et avec la nécessité d’intervention de plusieurs disciplines on voit monter les séries d’intentions. Le « déterminisme » nous jure que si l’on savait tout, on saurait déduire et prédire la conduite de chacun en toutes circonstances, ce qui est assez évident. Le malheur veut que « tout savoir » n’ait aucun sens (Paul Valéry) [29][29]Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, p….
Muriel Mambrini-Doudet, Paris 2013
Intuition
184Loin donc que ce soient les éléments intuitifs qui donnent leur valeur aux œuvres, ôtez les œuvres, et vos lueurs ne seront plus que des accidents spirituels perdus dans les statistiques de la vie locale du cerveau. Leur vrai prix ne vient pas de l’obscurité de leur origine, ni de la profondeur supposée d’où nous aimerions naïvement qu’elles sortent, et ni de la surprise précieuse qu’elles nous causent à nous-mêmes ; mais bien d’une rencontre avec nos besoins, et enfin de l’usage réfléchi que nous saurons en faire, — c’est-à-dire, — de la collaboration de tout l’homme. (Paul Valéry) [30][30]Paul Valéry, Introduction à la méthode Léonard de Vinci, p 83,….
185L’intuition fait montre d’une certaine qualité pour préciser le système, sans chercher à le définir en percevant les hypothèses qui sous-tendent les relations. L’intuition du scientifique ou de tout autre professionnel permet de retenir l’analyse voire le jugement lorsque les identifications tendent à être trop rapides. Elle joue dans les choix face au risque et au foisonnement. Elle permet de guider le pas à pas et de supporter la non-synthèse en milieu hétérogène. Elle est un moyen de passage par les caractéristiques minimales et les relations élémentaires, dont la sortie donne une forme de légitimité à l’action.
186Intuition, sentiment délicat de l’ordre, Henri Poincaré (Science et Méthode, p. 47).
187Faculté qui nous permet de voir le but de loin, Henri Poincaré (Science et Méthode, p. 137).
188On ne peut tout démontrer et on ne peut tout définir et il faudra toujours emprunter à l’intuition, Henri Poincaré (Science et Méthode, p. 137).
Machine
189C’est un agencement de mécanismes et de processus permettant de traiter et combiner des composés variables et hétérogènes de manière durable dans un objectif ou pour une finalité donnée. Son fonctionnement s’appuie sur ce qui dans les lois et les théories permettent de reproduire quelque chose du réel et en cela d’accroître la compatibilité voire l’hypercompatibilité entre les composés. Ce qui les relie de manière fugace ou durable est d’ordre élémentaire. Les machines peuvent être actives et entraîner les composés dans une dynamique d’associations qui les transforme, ou passives, et offrent juste l’élasticité pour supporter et faire tenir ensemble les hétérogénéités.
190On va vite, on est plus savant… Mais les bêtes sauvages restent des bêtes sauvages, et on aura beau inventer des mécaniques meilleures encore, il y aura quand même des bêtes sauvages dessous. Émile Zola (La bête humaine chap. II).
191Le roman expérimental est une conséquence de l’évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s’appuie sur la chimie et la physique ; il substitue à l’étude de l’homme abstrait, de l’homme métaphysique, l’étude de l’homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu ; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scholastique et de théologie. Émile Zola (le roman expérimental, 1880).
Minimal
192Le trait minimal est générateur de la dimension dont on ne peut se passer, qu’elle soit première ou dernière. Cette dimension est reconnue et mobilisable d’une discipline à une autre, d’une discipline à l’autre, d’un art à un autre, d’une philosophie à l’autre.
193Le trait minimal est en même temps un axe autour duquel s’enroule l’identité de ce que l’on voudra désigner ou ce que l’on reconnaîtra sans chercher à décomposer l’hétérogénéité.
194Pure plastique de la paix, Piet Mondrian (Réalité naturelle, réalité abstraite, p. 17).
Naturel
195Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons (Gottfried Wilhelm Leibniz, La Monadologie, paragraphe 67).
196Le naturel est ce qui ondule avec le temps et l’espace. Il délimite un périmètre d’intégration des variations sans décomposition de leurs dimensions. C’est une pré-synthèse du lieu et du temps sans reconnaissance de l’un ou de l’autre. Il n’est pas lié à une intention, n’est pas sous injonction. C’est une forme générique où peuvent se combiner lieu et temps, sans langage prédéterminé, qui précède toute logique.
197Le naturel fait tenir ensemble des séries d’hypothèses pour appréhender la complexité. Le naturel ne fixe ni ne préserve le primitif, mais il en manifeste sa valeur, en tant que vecteur de portée générique. Le naturel suppose de satisfaire toutes les rigueurs.
198Il y a lieu naturel lorsque tous les éléments et les niveaux du lieu concourent à une forme de bien-être intellectuel. Dans les lieux collectifs, ces conditions autorisent à prendre des risques en dehors de rapports d’autorité des savoirs et des connaissances pour concevoir. Les effets se mesurent en termes de conceptions du futur, d’ambitions politiques et de fluidité des organisations. Le produit est local à retombée universelle dès lors qu’il est construit selon une trajectoire que le lieu rend possible.
199Si vous suivez la nature vous ne pourrez vaincre le tragique dans votre art que dans une très faible mesure. Il est bien vrai que la peinture naturaliste nous fait sentir l’harmonie qui est par-delà le tragique, mais elle ne l’exprime pas d’une façon nette et définie parce qu’elle n’exprime pas uniquement les rapports d’équilibre. Une fois pour toutes reconnaissons-le : l’apparition naturelle, la forme, la couleur, le rythme naturel, les apports naturels eux-mêmes, dans la plupart des cas, expriment le tragique. Piet Mondrian (Réalité naturelle, réalité abstraite p. 15 et 16)
Ordinaire
200Les adjectifs allant avec « ordre » sont ordinaire et ordonné. Le minimal suppose un ordre. Cet ordre est non figé et non fixé. Les philosophies contemporaines qui cherchent de nouvelles relations avec les sciences font appel au terme d’ordinaire. En philosophie analytique l’ordinaire fonctionne comme une sorte de transcendantal, en philosophie non-standard, l’ordinaire met en rapport l’homme et la science. Qu’estce qu’une science ordinaire et l’ordinaire de la science ? L’ordinaire de la science a à voir avec le vécu, l’expérience de ceux qui la font et de ce qui « compte par-dessus tout ». La science ordinaire ordonne l’homme et la science, ouvrant autrement les flux entre différentes formes de savoir.
201Une science rigoureuse de l’homme ordinaire, c’est-à-dire de l’Homme, est possible ; une biographie de l’individu comme Minorités et comme Autorités ; une description théoriquement fondée de la vie qu’il mène entre ces deux pôles et qui suffisent à le définir. François Laruelle (1985, Une biographie de l’homme ordinaire, p. 7).
Trajectoire
202La primitive n’est pas la trajectoire en tant que telle mais le fait de savoir que la trajectoire existe et que s’il y en a une, il peut y en avoir une multiplicité. Ainsi, si on cherche à décomposer l’intention du chercheur en défaisant la continuité entre le chercheur et son objet, on ne tombe pas sur un ensemble vide, on voit mieux apparaître ce que peut être une trajectoire sans objet ni sujet. Elle combine de manière singulière et en prise avec le contexte, des fragments de connaissance dont la variété des origines est presque infinie. En dérivant la ou les trajectoires singulières par rapport au temps on trouve des traces du style avec lequel les individus organisent leur parcours parmi les connaissances.
203Considérer qu’il y a des trajectoires permet de mettre en jeu ce qui fait qu’une trajectoire existe et de bénéficier, en un lieu et au sein d’un collectif donnés, des effets transformants induits par la production de vecteurs de recrutement des savoirs. Trajectoires et vecteurs peuvent être mis en dynamique. Le lieu d’interdiscipline est celui où l’on sait que les trajectoires sont permises.
204Il y a une analogie entre les modèles et les trajectoires. Il n’importe pas de savoir quel modèle est le bon, beaucoup sont possibles, ce qui importe est de savoir s’il est possible d’avoir un modèle, et ce sera ce qu’un modèle exhibé ou construit sera en charge de montrer. Il n’y a pas de modèle unique, pas plus qu’il n’y a de trajectoire unique.
205Sans doute ne saura-t-on pas d’où viennent les flux ou traces de vécu et par où ils sont passés, quel est leur devenir, mais loin de ramener négativement à un hasard absolu par défaut de toute information, c’est là plutôt une frénésie de traces qu’il est toujours possible de saisir comme des apparences objectives de trajectoires (François Laruelle, Philosophie non standard, p. 476).
Vérité mobile
206Si l’on suppose un réel radicalement distinct des sciences et de la philosophie, alors la notion de vérité peut être abordée de façon beaucoup plus flexible que par les justifications des logiques disciplinaires. Vérité mobile n’est pas une notion relativiste, mais une entité souple matérialisant la correspondance entre fragments de disciplines au travers du lieu d’interdiscipline. Les vérités mobiles sont des propositions et des compositions ayant une valeur commune ; en cela elles sont supposées vraies. La vérité classique se construit plutôt en fonction de grandes analogies structurelles, les vérités mobiles peuvent être décrites comme des superpositions ordonnées, à des échelles multiples et profondes, de cônes de savoirs et de non-savoirs. Ces cônes s’extraient de leurs organisations d’origine, soit, en science des disciplines et des métiers qui composent le dispositif de production des connaissances, selon une dynamique et un ensemble de trajectoires. Ces superpositions, à valeur scientifique, prennent forme en fonction des lieux et des temps où les vérités mobiles effectuent un parcours.
207Les vérités mobiles, avec toute leur épaisseur, entrent dans l’une et l’autre discipline, par les fondations de leurs composantes, là où ne se distingue pas l’homme et la science. Une vérité mobile, fruit de trajectoires de savoirs et non savoirs, peut entrer dans différentes disciplines, simultanément ou de manière décalée. Elle y termine toujours son parcours après avoir provoqué un léger, voire infime, déplacement. Elle entre dans un ou des espaces d’évaluation qui l’absorbent. Il est très difficile de voir trajectoires et mouvements, car, comme dans les bestiaires du Moyen Age, les traces sont effacées, si ce n’est celles laissées dans des lieux et des mémoires. On sait qu’il y a des trajectoires, mais on ne sait pas exactement les identifier, notre recherche nous a permis de pointer les vérités mobiles, en les gardant indicibles et non maîtrisables dans leurs particularités, grâce à une gestion des lieux et des temps.
208Rappelons les concepts de :
209Création des vérités éternelles, René Descartes
210Mobiles immuables, Bruno Latour
211Les vérités éternelles du futur, François Laruelle
212La peur devant l’inéclaircissable n’a pas seulement appauvri l’existence de l’individu ; sous son effet les relations entre humains se sont également restreintes ; extraites, pour ainsi dire, du lit du fleuve des possibilités infinies, elles ont été hissées sur une berge en friche que rien n’atteint. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète p. 70 et 71
213S’il nous était possible de voir un peu plus loin que notre savoir ne porte, et encore un peu au-delà des avant-postes de notre intuition, peutêtre alors supporterions-nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Car elles sont des instants où quelque chose de nouveau est entré en nous, quelque chose d’inconnu, Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, p. 67).
Expérience de visibilité 6. Une manière de dessiner le lieu où se composent les vérités mobiles
Petit exercice, distinguer les niveaux et les relations entre ces éléments, les positionner dans un paysage :
Pour le faire, s’aider des différentes illustrations et penser que nous sommes aujourd’hui riches de connaissances pour collectivement nous libérer de la fermeture de nos attitudes mentales.
- ■ lieu naturel
- ■ immanence
- ■ mi-lieu
- ■ virtuel
- ■ contingence
- ■ discipline
- ■ interdisciplinarité
- ■ transcendance
- ■ injonction
- ■ objet
Illustration 1 : « Songez, par exemple, aux problèmes généraux de la composition, (c’est-à-dire des relations de divers ordres entre le tout et les parties) ; à ceux qui résultent de la pluralité des fonctions de chaque élément d’une œuvre ; à ceux de l’ornement qui touchent à la fois à la géométrie, à la physique, à la morphologie et ne se fixent nulle part ; mais qui laissent entrevoir je ne sais quelle parenté entre les formes d’équilibre des corps, les figures harmoniques, les décors des êtres vivants, et les productions à demi conscientes ou toutes conscientes de l’activité humaine quand elle se dépense à recouvrir systématiquement un espace ou un temps libre, comme obéissant à une sorte d’horreur du vide… ». Paul Valéry, « Théorie poétique et esthétique », in Variété, Œuvres, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1242.
Illustration 2 : « Pour le moment et encore pour longtemps nous habitons la Maison Philosophie comme lieu et comme histoire, mais nous sommes destinés à déménager et errer comme nomades ou migrants vers un autre site et déjà en lui, site encore peu habitable parce qu’il exerce cette fonction d’accueil d’une manière plus complexe et que les humains y habitent comme des fusées errantes ou des drones mal guidés de trop loin. Errer non pas sans doute « vers » l’Univers mais bien « en » lui qui est notre milieu comme condition déterminante et immanente de toute habitation possible pour nous les humains ». François Laruelle, Tétralogos, un opéra de philosophies, Paris, Cerf, 2019, p. 280.
Réponse : il n’y a pas une solution mais une multiplicité de propositions individuelles.
Conseil : réaliser cet exercice à plusieurs, et comparer les paysages ; cela permet d’appréhender les caractéristiques de l’espace générique.
Notes
-
[1]
Cette distinction d’usage n’est pas pertinente dès lors que le paysage à l’intérieur des disciplines apparaît ; les éléments que nous avons décrits sont substantiels. L’abstraction et le rapport au concret appartiennent aux logiques de production des disciplines. Elles y recourent de manière variable suivant les sujets et dans le temps. Abstrait comme concret ne sont pas des descripteurs fiables des disciplines.
-
[2]
Sur les machines passives : Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des Machines, Cahiers de la Nouvelle Journée, tome 21, Librairie Bloud et Gay, Paris, 1932, puis, Paris, Vrin, 1972.
Sur les machines désirantes : Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1972.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1980. -
[3]
Pour Poincaré, la science est un langage, pour Bachelard, les mathématiques ne sont pas un langage. Henri Poincaré, La Valeur de la science, Paris, Flammarion, 1905, p. 158. Henri Poincaré, Science et Méthode, Paris, 1908, p. 22-23. Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1949.
-
[4]
Clandestin : On l’approche dans des œuvres collectives, en particulier d’ethnopsychiatres tels que Georges Devereux, Tobie Nathan, Avner Perez, Henny Wetzler. Cf. Laurianne Courbin, Lucien Hounkpatin, Avner Perez, Philosophie et ethnopsychiatrie : rencontre avec une « pensée fabricatrice », Cliniques méditerranéennes 81, Paris, Erès, 2010. Lucien Hounkpatin, Henny Wexler-Czitrom, Avner Perez, Laurianne Courbin, 2011. Vers un nouveau paradigme : La Clinique de la Multiplicité et la fabrique de l’intime collectif in : Comprendre et traiter les situations interculturelles : Approche psychodynamique et psychanalytique, Bruxelles, De Boeck, p. 55-107. C’est aussi le thème général du n° 2 (2009) de la revue Philo-fictions, « Clandestinité, une ouverture ».
-
[5]
Démarche archéologique : cf. Michel Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
-
[6]
Contre-exemple : « l’usage du contre-exemple est indigne du philosophe », Critique de la Raison Pure, Emmanuel Kant. Cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, traduction Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, in : Kant, Œuvres philosophiques, tome 1, Paris, Gallimard, 1980, p. 1029.
-
[7]
Rappelons que Jacques Lacan, dans « L’Étourdit », in : Scilicet, 1973, n° 4, p. 5-52, déclare et argumente qu’il n’y a pas de rapports sexuels.
-
[8]
Théories et axiomatisations de portée intermédiaire : Robert K. Merton, Jean Gayon, Fernando Zalamea. Cf. Jean Gayon, 2010, « Les théories biologiques de portée intermédiaire », conférence Duhem à l’ENS le 2 avril 2010. Fernando Zalamea, Synthetic Philosophy of contemporary Mathematics, Urbanomic, Sequence Press, 2012, Introduction.
-
[9]
Pour Lacan : « L’ignorance est une passion ». Cf. Jacques Lacan (1972-1973), Encore, Le Séminaire, Livre XX, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 1975.
-
[10]
C’est pourquoi nous n’utilisons pas d’exemples car ils sont une machine de confusion entre les faits et les hypothèses. Une indication qu’une théorie peut être fausse est lorsque l’argumentaire débute par « des faits de plus en plus nombreux démontrent que… ».
-
[11]
G-ouvernance vient initialement d’une faute de frappe que nous n’avons pu nous résoudre à corriger, tant cette forme de gouvernance est une orientation d’ouverture.
-
[12]
Manifeste invisible : cf. Michel Henry, Voir l’invisible, essai sur Kandinsky, Paris, Bourin 1988, rééd. Paris, PUF Quadrige, 2004. Ou François Laruelle, « Le réalisme « postural » de la science ou le manifeste invisible », in : Théorie des identités. Fractalité généralisée et philosophie artificielle, Paris, PUF, 1992.
-
[13]
François Jullien, cf. Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 2002.
-
[14]
Charles Péguy : une philosophie qui ne vient pas manque éternellement. Cf. Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, Cahiers de la Quinzaine, avril 1914.
-
[15]
Ou « le nom de Dieu est Dieu », ce qui a été transformé par les « nouveaux philosophes » chrétiens français en « Dieu est Dieu nom de Dieu » (Maurice Clavel).
-
[16]
Éviter le mépris des faits non exceptionnels : cf. Bertrand Russell, La Méthode scientifique en philosophie (1914), Traduction par Philippe Devaux, Paris, Payot, 1971.
-
[17]
Cogito de l’opacité, cf. Anne-Françoise Schmid, « Homo cognoscens. Des Humains, qu›ils philosophent par hypothèses », Philosophical Anthropology, 2015, vol. 1, no 1, pp. 62–78.
-
[18]
Franck Varenne et Marc Silberstein, Modéliser et Simuler. Épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation, volume 1 et 2, Paris, éd. Matériologiques, 2013 et 2014.
-
[19]
Ordinaire : François Laruelle, biographie de l’homme ordinaire. Cf. François Laruelle, Une biographie de l’homme ordinaire. Des Autorités et des Minorités, Paris, Aubier, 1985.
-
[20]
Ben Mepham, Matthias Kaiser, Erik Thorstensen, Sandy Tomkins, Kate Millar, Ethical Matrix Manual LEI, The Hague, 2006.
-
[21]
Céline Kermisch & Marie Geneviève Pinsart, Les nanotechnologies : vers un changement d’échelle éthique ? Fernelmont, EME, 2012.
-
[22]
Anne-Françoise Schmid, « L’éthique comme fiction des frontières », in : Academos, Épistémologie des frontières, Paris, Pétra, 2012.
-
[23]
Anne-Françoise Schmid, « Les ambiguïtés de l’éthique appliquée », in : Revue française d’éthique appliquée, n° 1, vol. 1, 2015, p. 68-78.
-
[24]
Léo Coutellec, De la démocratie dans les sciences. Épistémologies, éthiques, pluralisme, Paris, éd. Matériologiques, 2013.
-
[25]
Piet Mondrian, Réalité naturelle, réalité abstraite, p 12, ouvrage publié en 2010 aux Éditions du Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition « Piet Mondrian ». Il s’agit d’un trialogue publié pour la première fois en néerlandais sous le titre « Natuurlijke en sbtracte realiteut. Tialoog (gedurende een wandeling van buiten naar de stadt) » en treize suites dans la revue « De Stijl », vol. 2 n°8 juin 1919-vol3 août 1920. L’ouvrage est une reprise de la traduction française qu’en a donnée Michel Seuphor en 1950 et qu’il a publiée en 1956 dans son ouvrage Piet Mondrian, Sa vie, Son œuvre aux Éditions Flammarion (Paris).
-
[26]
Sur les synthèses pré-individuelles, voir Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968.
-
[27]
Rainer Maria Rilke, Lettre à un jeune poète. Librairie Générale Française, 1989 ; réédition Livre de Poche édition 2008.
-
[28]
Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonnienne, Cahiers de la Quinzaine, avril 1914, p. 83.
-
[29]
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, p 45. Gallimard, Paris, 1945. Réédité dans la collection Folio Essai.
-
[30]
Paul Valéry, Introduction à la méthode Léonard de Vinci, p 83, Gallimard, Paris 1957, réédité dans ka collection Folio Essai.