1L’épistémologie générique donne à l’épistémologie ses dimensions contemporaines. Si l’on suppose comme seul régime de la science, le régime disciplinaire, on se retrouve devant les difficultés inextricables pour comprendre les sciences contemporaines. Ce dimensionnement est donc indispensable, il ouvre, sur la base de l’existant, un espace générique où les niveaux d’interdiscipline et d’inter-ordres peuvent se multiplier. « Inter » ne signifie pas entre deux disciplines ou entre deux ordres, mais « partage », le partage de la science, le partage de la multiplicité des philosophies et des éthiques. Ce partage suppose que l’on peut parler de la science autrement que par les voies disciplinaires. Ce partage signifie aussi que l’on peut mettre en rapport philosophie et science de façon non antithétique et sans nier leurs hétérogénéités.
2L’épistémologie générique transforme les points d’attention épistémologiques et les postures qu’ils induisent dans les lieux d’interdiscipline en un système de reconnaissance scientifique et philosophique, et un système d’accueil des sciences et des philosophies dans leurs hétérogénéités. Elle pose des fondamentaux et des méthodes pour fonder deux séries de procédures. Elle met à disposition de tous les corps de métiers qui produisent et utilisent les connaissances, des outils permettant d’accéder aux fondamentaux et de façonner des méthodes pertinentes pour réaliser ces partages. Nous verrons que ce partage a une forme donnée par la fiction, une impulsion donnée par le futur, des dynamiques spatiales et temporelles données par le virtuel. Ces opérateurs combinent un générique d’origines philosophique, éthique et scientifique et une connaissance sous la connaissance. Ils sont aussi manifestes invisibles de la science.
4.1. Fondamentaux
3La liste des fondamentaux ne coïncide pas avec la série des concepts épistémologiques classiques (théorie, expérience, observation, mesure, modèle, modélisation, etc.). Elle la complète. Ce ne sont pas des calques statiques, mais des moyens pour appréhender les mouvements entre des fragments de disciplines. Le caractère dynamique des fondamentaux est évident. L’épistémologie générique compte actuellement trois fondamentaux : le générique, qui ouvre un espace de pensée et d’action, l’hypothèse qui autorise de nouvelles articulations en coupant des séries et des ordres par d’autres séries et d’autres ordres et le critère de Poincaré qui guide les combinaisons de cadres théoriques.
Générique
4Une discipline en isolation ne peut pas penser le générique. Il y a du générique lorsque les multiplicités et les hétérogénéités sont des composantes initiales ; alors les interactions, les partages entre les disciplines sont d’ordre générique. Point n’est besoin de s’accorder sur des questions de langage, il n’est pas nécessaire de réaliser des synthèses, d’additionner les différents points de vue ou de construire un compromis. La question du partage tient plutôt à la capacité à sortir un concept de sa logique disciplinaire, à trouver un usage à la fois flexible et disciplinaire de chaque notion [1][1]Un exemple de cette démarche est donné par Kant dans : Essai…. La cohérence scientifique n’est pas seulement une affaire disciplinaire, mais vient aussi de la compatibilité, superposition, juxtaposition des connaissances fondamentales de différentes origines. Le générique demande un lieu scientifique qui ne nie pas les disciplines, en tienne compte, mais n’en dépende pas.
5Dans ce lieu scientifique :
- ■ on accède aux caractéristiques du lieu commun aux disciplines,
- ■ la reconnaissance mutuelle des contributions des disciplines est promue,
- ■ les composantes des disciplines et leurs contrastes sont des dimensions du dispositif de partage des connaissances,
- ■ la science se dégage également des flux de connaissances et des trajectoires des concepts.
7Le générique permet de sortir des dualités et des continuités entre contraires, qu’elles soient topologiques ou dialectiques. Il admet le Réel comme étant en dehors de ces logiques. Il donne une forme de réalité à chacun des ingrédients scientifiques du lieu, et les rend indépendants et relativement autonomes ; ils peuvent ainsi être conjugués d’autres façons. Il donne à l’interdiscipline un degré de réalité propre, indépendant de celle des disciplines. L’interdiscipline peut se mettre en œuvre au sein d’ateliers qui s’accordent autour du minimal de chacune des disciplines. Ce minimalisme permet de dépasser la question des langages.
8Le générique est en lien avec l’ordinaire car il décompose les dimensions et les remet en ordre partiel. C’est à partir de ce générique que nous pouvons élaborer des « communs », mais des communs qui n’ont plus le statut d’universalité, ni de simple localité. Ces communs sont comme des axiomes intermédiaires lors de superpositions entre disciplines et fragments de disciplines. Le générique est, avec la construction de la relative autonomie des ingrédients, des fragments de science, la condition des superpositions de fragments d’entités fondamentalement hétérogènes.
Les deux moments du générique
9Il y a deux moments du générique, celui, le plus simple, où on « sort » une notion d’une discipline, et on la décompose de façon à la rendre compatible avec d’autres disciplines. Le second moment intervient lorsque l’on constate que l’objet ne peut être totalement recomposé, ou lorsqu’on veut le rendre dynamique. Alors il faut un élément étranger d’une autre nature, un point d’extériorité. Le premier moment est partiellement statique et élémentaire, le second est essentiellement dynamique et suppose des trajectoires.
10Dans un espace générique, aucune discipline ne domine une autre. Cette non domination est le résultat d’un traitement qui suppose que l’on ne voie plus une discipline prise en isolation. L’épistémologie elle-même perd sa maîtrise sur les disciplines et opère un saut méthodologique qui lui permet de construire des liens indirects à la science et d’ouvrir les critères de scientificité. Sous condition générique, le lieu d’interdiscipline est un dispositif local et temporel permettant de comprendre les minimaux des disciplines et plus généralement, les primitives sur lesquelles s’appuient les variétés des inventions humaines des sciences. Les modes d’échanges scientifiques, non-autoritaires, non-disciplinaire avec des hiérarchies scientifiques qui ne sont plus fixes, sont fondamentalement autres. L’évaluation également, car elle ne passe plus par le seul mode de la critique qui est le mode disciplinaire. Ces échanges mobilisent, plutôt que du doute, du trouble lié au partage.
11Ces deux moments adviennent grâce à des procédures, celles-là mêmes que propose l’épistémologie générique, en l’occurrence, la première série de procédures, composée de l’objet intégratif et de l’intimité collective de la science.
Expérience vécue 6. L’interdiscipline, un comportement attendu
Souvent, les discours ou les réflexions sur la nécessité de développer l’interdiscipline débutent ou se terminent par des injonctions : « il faut être compétent dans sa ou ses disciplines, conscient des limites de son savoir, être ouvert, écouter, savoir faire confiance… ». Autant de normes comportementales dont il n’est pas question au sein des disciplines. Ces normes signifient quelque chose de la liaison de la science et de l’humain. Pour qu’elles deviennent autres que des injonctions et se transforment en dynamiques scientifiques reconnues, elles demandent des lieux où se manifestent l’identité de la science et de l’humain, ce que l’on rencontre notamment au sein des espaces éthique ou dans les dispositifs conçus pour être interdisciplinaires. En revanche ce qui n’est pour l’instant pas mis en évidence c’est combien ces espaces et dispositifs manifestent aussi la science comme sujet, et non pas comme organisation de disciplines déjà connues.
13Le générique est la condition opératoire des deux autres fondamentaux de l’épistémologie générique que sont l’hypothèse et le critère de Poincaré.
Hypothèse
14Dans l’espace générique, l’hypothèse prend toute son importance. Elle est mobilisée lorsque le besoin se fait sentir de rassembler des faits ou de projeter des connaissances dans un espace où elles n’ont pas été conçues. Elle permet les liens entre notions génériques et propositions disciplinaires, entre philosophie et science, entre éthique et science, éthique et philosophie. L’hypothèse est la marque de la séparation entre les termes et les domaines, et elle donne leur consistance aux interactions, les met en rapport de compatibilité ou hyper-compatibilité. Elle oriente les trajectoires de la construction de nouvelles connaissances.
15L’hypothèse est un moyen de coupure des raisonnements déductifs, elle permette de s’appuyer sur d’autres rapports que ceux de déduction. L’hypothèse est donc un moyen de mise en rapport des disciplines. Elle fait des liens sans a priori sur les continuités entre les éléments, elle coupe la linéarité. Dans le lieu d’interdiscipline, elle a un rôle régulateur et de frayage entre les ordres, les disciplines et les concepts génériques.
Expérience de visibilité 8. Pourquoi l’hypothèse ne fait pas partie des concepts traités par les dictionnaires de philosophie des sciences qu’ils soient d’origine française ou anglo-saxonne ?
Dans l’épistémologie classique, une hypothèse est une entité dont on ne peut se passer, mais qui est fondamentalement instable. Si elle est confirmée, elle devient une loi expérimentale. Réfutée, elle est abandonnée. Elle est donc faite pour disparaître. Si bien que l’hypothèse y a un statut semblable à celui du chat de Schrödinger ! Elle ne trouve pas de véritable statut par elle-même, et trouve une place dans les dictionnaires au travers de méthodes (« méthode hypothético-déductive ») ou de combinaisons (impératif hypothétique, syllogisme hypothétique, construction hypothétique), supposant qu’on n’est pas dans le principe, ni dans les faits, mais dans une sorte de zone intermédiaire non reconnue comme telle. Il arrive parfois que, sous « hypothèse », l’on renvoie à l’article « conjecture ». C’est pourtant une notion différente. Pour la distinguer, nous proposons de voir la conjecture comme une continuité entre un état théorique et une idée que l’on « jette » plus avant.
Notre hypothèse est que l’instabilité de l’entité hypothèse vient de ce qu’elle manque d’un statut dans la philosophie. Selon Platon, « nul n’entre ici s’il n’est géomètre », l’hypothèse reste un ingrédient des mathématiques. En philosophie, le raisonnement s’appuie sur des principes et non des hypothèses, le « Bien » ne se contente pas de ces dernières.
Cette position a été peu et diversement nuancée dans la tradition philosophique. Elle reste encore très forte actuellement. Gottfried Wilhelm Leibniz y a apporté quelque nuance, il pensait que lorsque les séries étaient infinies, nous raisonnions ex hypothesi. Il est vrai que rien ne coûte à Dieu, bien moins qu’à un philosophe qui fait des hypothèses pour la fabrique de son monde imaginaire (Fragments et opuscules, extrais des manuscrits de la bibliothèque royale de Hanovre par Louis Couturat, Paris Félix Alcan 1903, p. 32). Il a fait ainsi une nouvelle place à l’hypothèse. Elle n’est pas étonnante dans sa philosophie, qui met en jeu compossibilité et compatibilité. Henri Poincaré, qui raisonne également par compatibilité, traite toute généralisation, si prudente soit-elle, d’hypothèse. Il traite également toute science de généralisation. Henri Poincaré donne ainsi un statut à l’hypothèse qui recouvre le domaine même de la science ; l’hypothèse gagne un statut en épistémologie, ce qui signifie qu’elle peut avoir des effets en science et en philosophie. Elle devient une articulation d’éléments hétérogènes réalisée en faisant des coupures dans le raisonnement. Les régimes interdisciplinaires des sciences créent des zones intermédiaires où l’hypothèse aura un rôle à la fois stable et dynamique. On peut imaginer comme geste philosophique du futur, un « philosopher par hypothèses ».
17L’hypothèse est une façon de faire appel à d’autres disciplines dans l’une d’elles, ou d’autres fragments de cette même discipline dans ellemême. L’hypothèse coupe et fait tenir ensemble une multiplicité et permet l’arborescence d’une théorie. Multiplicité et arborescence d’une théorie forment une série. L’hypothèse ouvre une série relativement indépendante de la discipline dans laquelle elle est émise, qui est souvent une série de séries. C’est dans un espace générique que l’on peut apprécier comment l’hypothèse met ensemble et superpose des séries dans des plans différents. Ceci est invisible du point de vue de l’épistémologie classique.
Expérience de visibilité 9. L’hypothèse dans le travail scientifique d’Henri Poincaré
Henri Poincaré a donné à l’hypothèse une envergure plus large que dans la seule pratique mathématique, il en a même fait l’objet de son premier ouvrage de philosophie La Science et l’Hypothèse (1902). Néanmoins, sa conception d’une hypothèse utilisée par toutes les sciences et les disciplines, a été négligée. Il faut dire qu’elle reflète le génie de son travail scientifique. Il articulait des morceaux de savoirs différents de façon tout à fait explicite, on peut le constater à la lecture des cours qu’il a dispensés. Cela lui a permis une très grande liberté vis-à-vis des disciplines, l’hypothèse aura été pour lui un moyen de garder rigueur.
Le critère de Poincaré
19La question est celle-ci : comment nous assurer qu’une démarche qui n’est pas uniquement disciplinaire est scientifique ? Les critères des sciences ont été conçus autour de disciplines particulières telles les mathématiques, la géométrie ou la mécanique. Ils reposent sur des logiques de justification en relation avec les cohérences disciplinaires. Il est probable qu’aucun critère de scientificité générique ne puisse être construit sur une logique de justification. Il faut un critère qui repose sur une logique d’invention, qui puisse donner sens aux trajectoires et aux vérités mobiles.
20Ce critère devait pouvoir être extrait d’une pratique de construction d’espaces accueillant l’hétérogénéité des disciplines. Cette logique d’invention, nous l’avons trouvée chez Henri Poincaré. Il affirme comment la généralisation scientifique se distingue de la généralisation du sens commun (celle « des gens du monde » pour reprendre sa propre expression). La généralisation scientifique suppose une mise en relation entre disciplines de façon à les rendre compatibles. Pour Henri Poincaré, une généralisation scientifique doit être produite à partir de propositions « décomposées » de telle sorte qu’elle permette cette mise en rapport et avec elle l’invention d’une hyper-compatibilité d’une discipline à l’autre. Henri Poincaré, mathématicien, a fait preuve d’une activité d’invention qui a touché autant tous les domaines de la physique que les mathématiques. Elle repose sur la recherche de passages entre disciplines.
21Par une étude sur toute la profondeur historique de l’œuvre d’Henri Poincaré, nous avons identifié sa vision des compositions disciplinaires. Henri Poincaré décrit un espace inclus entre deux bornes, celle de l’esprit et celle de l’expérience. Entre ces deux bornes, les disciplines s’ordonnent horizontalement et de manière fixe, selon la place relative qu’elles laissent à l’esprit et à l’expérience. L’ordre est le suivant, en allant de l’esprit à l’expérience : arithmétique, algèbre, analyse, géométrie, mécanique, physique mathématique, physique expérimentale. L’ordre vertical est celui qui garantit la rigueur du passage entre les faits bruts et les généralisations, laissant la possibilité d’intermédiaires nombreux et variables suivant les disciplines (fait scientifique, conventions, lois, principes…). Dans cet ordonnancement, la physique expérimentale peut-être articulée aux autres disciplines, sachant que cet espace comprend l’ensemble de ces disciplines. Elles y sont en équilibre les unes par rapport aux autres grâce à la théorie des groupes. Ainsi, il devient impossible de ne traiter les disciplines que deux à deux, on traite une question dans une discipline sachant une quantité d’autres. On peut retrouver ce type de structure dans sa construction de la théorie mathématique de la topologie algébrique. Cet espace, qui lie et rend les disciplines compatibles, est de nature générique et joue un rôle libérateur d’inventions au sein de chaque discipline et de relations entre elles. Une proposition y est décomposée et peut être traitée avec un sousensemble de moyens disciplinaires distincts.
22Le critère de Poincaré combine décomposition et hypercompatibilité. Il suppose un espace commun à une série de disciplines, qui dispose d’un ordre rendant possible la décomposition des propositions disciplinaires. Dans cet espace si on construit un modèle, on peut en construire une infinité d’autres, aucun n’ayant plus de force descriptive qu’un autre. Les modèles rendent les connaissances hyper-compatibles mais ne sont pas les seuls ordres possibles. Cet espace se passe des bornes dont tenait compte Henri Poincaré pour élaborer les compatibilités des disciplines qu’il envisageait, et donc d’une orientation privilégiée entre l’esprit et l’expérience. L’esprit et l’expérience ne s’opposent plus aujourd’hui et n’ont plus le même sens qu’au début du XXe siècle. Pour ordonner cet espace, notre proposition est d’utiliser une matrice, construite selon la proposition à traiter respectant le critère de Poincaré. L’espace devient générique, il devient possible de combiner décomposition et hypercompatibilité de n disciplines [2][2]Textes de Bertrand Russell sur la Science et l’Hypothèse et sur…. Nous pouvons y traiter les nouveaux objets des sciences, quel que soit leur niveau de complexité, ils deviennent objets intégratifs, et restent non synthétisables tout en étant ordonnancés localement.
23Ce que nous appelons le critère de Poincaré est ce qui permet de tenir compte de la compatibilité dans le raisonnement scientifique. L’invention d’une compatibilité entre disciplines et entre ordres est une démarche scientifique avec les disciplines et qui ne dépend pas d’elles. C’est même la condition de la généralisation scientifique. Sans cette compatibilité, les généralisations sont des opinions sur des états de fait. C’est un critère très fort, qui exclut de la science des généralisations idéologiques ou politiques, et permet en retour la compatibilité de la science avec la philosophie, l’économie et l’éthique. Avec le critère de Poincaré, on ne peut généraliser de façon scientifique en partant simplement de données, on construit des dimensions pour ces données.
Expérience de pensée 10. Le critère de Poincaré dans un entrepôt de données
En un temps où les données non seulement ne manquent pas, mais viennent par déluge, jetables, génériques, innombrables, le critère de Poincaré donne la possibilité d’une distance. Avec lui, on ne peut plus généraliser directement, il faut « fouiller » les données à l’aide de l’informatique, élaborer par hypothèses des traits pertinents, construire des dimensions disciplinaires, évaluer leur compatibilité. Tant qu’on ne le fera pas, les disciplines émergentes, reposant sur un grand nombre de données, apparaîtront comme des techniques et des méthodes de standardisation et non pas comme des sciences. À les maintenir dans la seule sphère technique alors qu’elles génèrent de la science, on cultive une aporie, celle de n’offrir aucune place pour les sciences contemporaines, hors une image historique tirée des Lumières ou une confusion entre science et économie ou science et politique.
25Ajuster des fragments de connaissance de différentes origines est le cœur des métiers de l’ingénierie et de la conception. Les rendre compatibles est une démarche particulière. Elle peut être entreprise avec des modèles, l’usage lui donne parfois le nom de « remontée dans les modèles », ou avec des théories, qui sont utilisées comme des formes de transmission et de garantie. Pour autant cela ne suffit pas, l’étape de compatibilité avec les connaissances scientifiques fondamentales concernées, émargeant de fait à plusieurs disciplines, n’est pas incluse dans des processus. On a pu s’en apercevoir par l’analyse d’accidents technologiques. Avec un critère basé sur la compatibilité des disciplines, les objets restent non synthétisables et les démarches incluent des hypothèses fondamentales sur lesquelles faire reposer le modèle construit pour la solution d’un problème. Ce qui se passe est une « remontée aux sciences » et à la conception scientifique. Elle extrait les concepts et les méthodes de leurs disciplines originales, et les ajuste après qu’ils aient été rendus compatibles pour n disciplines, donc génériques. Le critère de Poincaré trouve sa force dans un espace générique, et devient un critère de rigueur de l’épistémologie générique. Il s’agit d’une rigueur non-disciplinaire, qui à chaque pas détermine le degré de compatibilité avec les connaissances en jeu. Si elles se situent en dehors des disciplines, l’épistémologie générique donne les outils pour remplir les éventuels vides conceptuels qui limiteraient leur compatibilité. En ce cas, on réalise combien l’épistémologie générique a une place sous déterminante. Lorsque cette place est occupée par une discipline, pour bien l’identifier comme une discipline parmi les autres disciplines scientifiques ou ne pas la négliger, nous la dénommons discipline+1.
4.2. Première série de procédures : outils pour ouvrir l’espace générique
Objet intégratif
26La notion d’objet dans l’espace générique est profondément transformée. Nous lui avons donné un nom, cet objet est un objet intégratif. En retour, considérer qu’un objet est un objet intégratif permet d’ouvrir l’espace générique.
27L’objet intégratif :
- N’est pas donné. Il est formé par des combinaisons de fragments de disciplines, dans l’espace générique, elles tiennent entre elles grâce à des théories de portée intermédiaire. Que l’objet ne soit pas donné conduit à créer de nouvelles notions épistémologiques et de nouveaux usages pour celles-ci, telles les théories de portée intermédiaire.
- Est un X partiellement inconnu. Ses traits pertinents se construisent par hypothèses, il est insaisissable par la considération de l’histoire et par la catégorisation scientifique ou sociale. Les dimensions de l’objet sont construites à l’aide des disciplines mais sans dépendre de celles-ci. L’objet garde son caractère partiellement inconnu et, dans l’espace générique, il est moteur de mise en jeu de concepts et d’une dynamique non programmée de recrutement de nouvelles connaissances dans une orientation future. Ce moteur est comparable à ce que peut induire la fiction.
- Est en lien avec l’intention du collectif de chercheurs. Cette intention est difficile à mettre en évidence. Dans l’espace générique, on peut la percevoir de manière indirecte, a) elle produit des effets qui ne sont pas toujours prédictibles, et b) elle se confond avec l’apparence d’unité de l’objet. L’intention correspond à un ensemble de trajectoires, lorsque l’on admet la dynamique-sujet de la science.
- Est une superposition multiple de savoirs et de non-savoirs. L’objet n’est pas uniquement une combinaison de connaissances, mais plus fondamentalement, renvoie à des savoirs implicites ou indoctes. Dans l’espace générique, ces différentes formes de savoirs et leurs superpositions mettent en jeu plus explicitement le caractère sujet de la science.
Expérience de visibilité 10. Des objets intégratifs pour voir l’art contemporain
Un philosophe anglais a fait remarquer que la différence entre les objets complexes et les objets intégratifs permettait de faire la différence entre l’art moderne et l’art contemporain. Robin Mackay, « On Making Ready ».
« Schmid proposes that we think of such an object as a multidimensional entity, each of whose dimensions is a different discipline or discourse, and whose contours are sketched out according to the points at which each of these disciplines falls short of capturing it. Since these dimensions can never be added together so as to synthetize a whole object, it is constituted (“made ready” for presentation) each time through the partial perspective and intentions of a given researcher. The richness of Schmid’s model, and its application to contemporary objects, resides in this incomplete, problematic status that prevents integrative objects from ever being presented as “readymade”.
We could suggest the following parallel, then : where the modern object is disciplined so as to fall under one of a set of finalities articulates by the organon of modernity (the apotheosis of this would be Greenbergian modernism with its purification and division of labor into “areas of competence”), this disciplined/disciplinary object is always “cut out” from a contemporary (“integrative”) object, non-disciplinary or indisciplined – a multidimensional object (“disciplines are like the dimensions of the object : they are no longer at the center, but are made use of in the construction of the object”). Schmid argues that this new epistemology of the object converges with the attempts (notably in Armand Hatchuel’s C/K Design Theory) to think the process of design or invention, in which the future object, yet to be created, is precisely such an underdetermined or problematic “X” irreducible to any one of the many dimensions its solution may involve – a prototype that cannot belong to any one of the disciplinary series organized by a modernist division of labor.” (p. 19) [3][3]Robin Mackay, in : Simon Starling Reprototypes, Triangulations…
Intimité collective
30Les échanges scientifiques sont profondément transformés dans l’espace générique. Pour en rendre compte, nous disons qu’ils sont dans une forme d’intimité collective de la science. En retour, se placer dans des conditions d’une intimité collective de la science induit des modes d’expression et de partage des savoirs et des non-savoirs propices au régime interdisciplinaire.
31Le concept d’intime collectif a été proposé par des ethno-psychiatres qui avaient construit un dispositif interdisciplinaire pour sortir des situations d’impasses thérapeutiques. Ils ont découvert qu’avec un tel dispositif, les connaissances recrutées par les différents experts étaient fortement hétérogènes, se combinaient et que ceci aboutissait à des stratégies non usuelles de traitement. Selon eux, l’intime collectif doit être fabriqué, ce qui signifie que le dispositif est construit avec rigueur, demande du temps et des itérations.
32L’épistémologie générique a emprunté le concept et l’a transformé en “intimité collective”. C’est une condition pour mobiliser les savoirs et non-savoirs d’experts ou de professionnels dans un objectif complexe ou fictionnel. Il y a intimité lorsque le partage de savoirs provoque un trouble, là où, dans des conditions plus traditionnelles, les échanges scientifiques provoquent doute ou critique. Ce trouble marque la légère transformation des connaissances des individus, la production de savoirs nouveaux et de vérités mobiles. Il induit des actions ou des décisions ayant un impact systémique.
33L’intimité collective donne les conditions à la fois de l’échange collectif et de la prise en compte de l’hétérogène de façon forte, sans en faire une diversité indifférente.
34C’est dans un dispositif où s’exerce l’intimité collective que l’on peut voir les liens entre les différentes dimensions de l’objet intégratif et les faire figurer par une représentation heuristique.
35L’intimité collective répond à l’ensemble des fondamentaux de l’épistémologie générique. Cette intimité existe, mais elle est aussi créée. Si elle manque tout à fait, aucune dynamique entre savoirs hétérogènes ne peut être mise en mouvement. Pour créer cette intimité, il faut du collectif qui ne soit plus l’addition d’identités distinctes, il faut permettre des trajectoires individuelles et communes, des intentions, de l’ordinaire, de l’élémentaire, dans un lieu. Pour une intimité collective des sciences, il faut en plus des disciplines, des fragments de disciplines, des vérités mobiles. Alors est produite une science sur ce lieu de partage qui ne provient pas seulement d’un ensemble raisonné de disciplines.
Carnet de pratiques 6. Ce qu’autorise l’intimité collective des sciences
Carnet de pratiques 7. Ce qu’il ne faut pas oublier pour aller de l’enseignement systémique à la pratique pluraliste
- ■ Requalification de l’échange scientifique
- Au-delà de l’autorité
- Au-delà de l’argumentation et de la logique disciplinaire
- ■ Géologie de la science
- Avec des combinaisons de paysages logiques
- Pas de primat accordé à un système de langage
- Pas de système unique, unifiant ou totalisant
- ■ Éthique expérimentale
- ■ Machine de mise en jeu des connaissances
- ■ Une équation d’équilibre d’excellence collective
4.3. Deuxième série de procédures : les dispositifs entretenant l’espace générique
En raison d’une hétérogénéité non-standard
37Notre point de vue sur les régimes de la science fait des hétérogénéités une richesse. Il y a hétérogénéité entre les disciplines, à l’intérieur des disciplines, au sein des interdisciplines. Ces hétérogénéités ne peuvent être réduites par les disciplines et emportent des ingrédients de la pratique scientifique. En ce sens, ce sont des hétérogénéités non-standards.
38Utiliser ces hétérogénéités non-standards transforme les pratiques scientifiques. Il ne s’agit plus seulement de partager nos savoirs, d’interpréter le non savoir des autres relativement à notre discipline, mais aussi nous exprimer sur ce que nous ne connaissons pas.
Expérience vécue 7. L’hétérogénéité des savoirs dans les comités d’éthique
Au sein des comités d’éthique, chacun est expert, puisque relevant d’une pratique disciplinaire, et non-expert, puisqu’il doit s’exprimer sur des objets qui ne peuvent se réduire à sa seule discipline. Et pourtant il faut que chacun et le comité en son entier parvienne à traiter cette hétérogénéité [4][4]Marie-Geneviève Pinsart, « Réflexions sur les quinze ans du….
40Nous sommes dans une autre logique, une logique de l’hétérogène, où nous apprenons à rendre cohérents collectivement nos savoirs et non savoirs. Cela change beaucoup l’épistémologie classique où la question était de ne s’exprimer que sur ce que chaque discipline connaît, selon une logique de l’identité et de la reconnaissance circonscrites aux enceintes disciplinaires. Comme si le savoir sur une discipline reposait sur ellemême. C’est là l’un des enjeux de l’épistémologie générique et de la manifestation de l’intimité collective de la science. Pour cela, il faut un dispositif, un « théâtre de Leibniz » [5][5]G. W. Leibniz, Lettre à Sophie-Charlotte, mai 1704, in : Die…, qui soit à la fois expert et non expert, fini et infini, stable et changeant au même regard et tienne compte du temps de maturation de ces mélanges initialement paradoxaux. Un dispositif est composé d’un cadre, de dimensions précises et d’une dynamique. Le cadre proposé par l’épistémologie générique compte i) des opérateurs garants de la mise en jeu des savoirs et non savoirs quelle que soit leur hétérogénéité, par ces opérateurs, les disciplines deviennent des dimensions et ii) une matrice dynamique garante de la rigueur, qui transforme les dimensions en variables.
Expérimentation 2. L’évidence de la fonctionnalité des dispositifs
Reprenons les composantes des disciplines et transcrivons-les en fonction des fondamentaux de l’épistémologie générique. Qu’est-ce que cela enrichit ?
Une extension des méthodes
Les méthodes ne sont plus réduites à la théorie, et donc à la suite ordonnée des hypothèses et des conséquences. On peut tenir compte de méthodes plus « discontinues », en ce qu’elles se prêtent à la décomposition et à la recombinaison, comme les méthodes de modélisation et de simulation. Il y a aussi des méthodes d’expansion, comme la généralisation de la fiction, qui tiennent compte des modèles connus mais permettent de créer de nouveaux ensembles robustes et compatibles.
Des objets d’un type nouveau
L’objet est d’un nouveau type, tenant compte de la multiplicité des disciplines, de l’inconnu et de l’intention collective, des projections scientifiques non positivistes (le vrai et le faux sous les espèces de la vérification et de la réfutation ne sont plus des critères universels). Ce n’est plus un objet complexe, partiellement donné sur lequel convergent des perspectives disciplinaires. La convergence et la synthèse ne sont plus données, et ne peuvent être vues que d’un lieu appelé « futur ».
Une pratique d’une autre rigueur
On peut mettre en rapport de façon scientifique des ordres différents, science, philosophie, éthique, à condition de respecter le critère de Poincaré. Une méthode scientifique, la détermination de ses objets, n’est plus simplement disciplinaire, et suppose une intimité collective de la science. C’est dans ces combinaisons que l’on saura reconnaître les « bons objets » et les traits pertinents d’une discipline émergente.
Des disciplines en translation
Cet ensemble, extension des méthodes, objets d’un type nouveau et pratiques d’une autre rigueur ont deux effets. Il met la discipline « classique » loin du centre et en translation en tant que garantie de la compatibilité. Il met au centre des fragments de disciplines rendus génériques, car il a pour effet d’augmenter leurs dimensions, en « faisant d’une ligne ce qui remplit tout une aire », à la façon de Giuseppe Peano [6][6]Giuseppe Peano, « Sur une courbe qui remplit une aire plane »,….
Opérateurs
42Le futur, le virtuel et la fiction, sont trois opérateurs qui permettent de combiner des fragments hétérogènes de sciences et de philosophies. Ils ont une fonction dynamique qui permet de traverser toutes les disciplines de manière orientée. Ce sont des vecteurs de transformation. Ainsi ontils comme propriété de modifier l’usage des savoirs disciplinaires et ainsi d’enrichir les concepts.
43Chaque opérateur ouvre l’espace générique selon des modalités différentes. Si on se place du point de vue des disciplines :
- ■ le futur introduit le générique par sa fonction de coupure,
- ■ le virtuel multiplie les niveaux et assure la mobilité d’un niveau à l’autre ou d’une échelle à l’autre,
- ■ la fiction ouvre par expansion des possibilités d’articulation.
45La métaphore, souvent utilisée pour articuler des éléments hétérogènes, est une apparence d’opérateur. Sa fonction dynamique est limitée et elle n’est pas orientée. Seule, elle permet de distinguer certaines dimensions, mais qui ne sont pas suffisantes pour ouvrir un espace générique. Elle a des effets locaux, pour avoir un effet générique on devrait pouvoir l’entraîner avec la discipline+1.
Expérience de visibilité 11. Métaphore et discipline+1
« Il n’y a pas de métaphore » disait Deleuze [7][7]Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion,…, ce à quoi la philosophie non-standard répond que l’intrication de la métaphore et de la non-métaphore est la marque de la présence d’une discipline sous-déterminante. Lorsque celle-ci devient manifeste, la métaphore en tant que telle s’efface.
47Il y a une sorte d’élévation avec la métaphore [8][8]Voir Paul Ricoeur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.. Sous ou à partir de la métaphore peut se cacher une œuvre qui n’est pas donnée d’avance. Pour la mettre en visibilité, nous suggérons deux étapes i) se défaire de l’apparente opposition entre métaphore et non métaphore, cela ouvre une profondeur d’interprétation et d’engagement des connaissances et ii) s’aider ou s’appuyer de la discipline+1 pour donner les dimensions de l’œuvre. On bénéficie de la force d’élévation de la métaphore, qui n’acquière toutefois pas pour autant la dynamique d’un opérateur.
Expérience vécue 8. De la distinction entre métaphore et fiction dans les lieux d’interdiscipline
L’OGM est une métaphore en tant que telle ; que nous a-t-il fallu pour que cela ne reste pas une métaphore ? L’OGM n’a pas été un objet expliqué et produit uniquement par les généticiens, nous avons décomposé ses impacts au sein d’une variété de disciplines.
La biologie prédictive est-elle oui ou non une nouvelle discipline ? Répondre à cette question risque de limiter les propositions scientifiques. Nous avons posé la biologie prédictive comme une fiction. Cela l’a rendue appropriable par de nombreux collectifs de recherche, et a permis la multiplicité d’acceptions qui concours à pouvoir la décomposer en une série de dynamiques disciplinaires.
Fonder un centre de biologie prédictive est à la fois une métaphore et une fiction. Dans notre expérience, cela a permis de postuler une identité dans un régime interdisciplinaire, identité de tous les métiers qui composent l’activité de recherche.
Muriel Mambrini, Paris, septembre 2014
49Les opérateurs, quant à eux et ainsi que nous allons le voir, mettent en dynamique sciences, philosophies et éthique.
Futur
50Le futur est un temps très spécial, car il est aussi un mode de pensée dans son rapport non seulement au temps mais aussi au réel, comme les linguistes l’ont bien remarqué. Son mode consiste à introduire une coupure ou une rupture dans les continuités. Si on devait le comparer à un instrument, ce serait un coin qui fend et écarte les temps. Avec le futur, la suite apparaît vraiment comme une suite, les continuités sont dans un dispositif inattendu, fini plutôt qu’indéfini. Avec lui, se crée un langage de l’inconnu, sorte de série restant vide et tenant par le respect.
51Pour percevoir sa condition d’opérateur, il s’agit d’abord de défaire la notion de futur des acceptions auxquelles la philosophie le relie classiquement. Le futur est une réalité opaque voire obscure ou imprévisible, quand on l’observe depuis le présent ou depuis la philosophie elle-même avec la possibilité réduite qu’elle offre au futur, celle du seul « coup de dé ». Lorsqu’on l’observe depuis l’espace générique, on voit que le futur « transforme l’ordre philosophique ».
52Dans la philosophie contemporaine, le futur fournit les notions de temps, d’opacité et d’inconnu, et les conditions pour les penser avec toutes les réorganisations qu’elles entraînent. À côté des méthodes philosophiques de surdétermination du futur, qui proposent des conjectures par risque, incertitude, statistique et scénarios, se profilent des méthodes éthiques, par sous-détermination qui s’appuient sur les effets, essentiellement des forces de conception, et sur les extensions qu’ils induisent. Avec le futur, on peut lâcher une hypothèse pour rassembler d’autres modes de connaissances, c’est une extension sans retour. Le futur « goutte » dans le présent [9][9]François Laruelle, « Futuralité et Messianité », in : Les….
53Le futur, opérateur, emporte et réarrange quelque chose de la science qui ne dépend pas de l’état historique des disciplines. Les objets scientifiques X du futur deviennent indépendants des concepts connus, ce qui rend leur autonomie aux ingrédients scientifiques. Le futur participe du renouveau du statut de l’hypothèse.
Expérience de visibilité 12 . Le futur et la conception de l’objet
Lorsque l’on conçoit un objet comme un objet connu en y ajoutant une caractéristique ou une propriété de plus, le futur est juste un imaginaire. Lorsqu’un objet est conçu grâce à une combinatoire de caractéristiques découplées, le futur apparaît comme un espace d’imaginaires combinés. Mais si on conçoit un objet comme un X dont les caractéristiques sont distribuées de façon inattendue dans des disciplines que l’on ne peut complètement prévoir à l’avance, seul le futur permet une vision, jamais complètement synthétique, puisqu’il consiste aussi en une rupture de continuités. Des langages partiels, multidisciplinaires, peuvent alors avoir lieu, qui réorganisent l’ordonnance des savoirs.
Virtuel
55Le virtuel est un ordre spécial, inchoatif avec des plages de continuités et des sauts, dont on sait la cohérence à l’infini [10][10]Voir Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968…. Ces plages de continuité, ces sauts, qui peuvent être infinitésimaux, sont des sources d’énergie intermédiaires des processus de réorganisation et réorientation des connaissances. Le virtuel peut ainsi induire des changements de genre de la connaissance. Ces réorientations sont dans le sens de la vigueur, de l’ordre du savoir (sagesse) et de la science. Le virtuel entretient des rapports non apparents mais constitutifs, avec la logique, l’éthique et la science ; il héberge de façon éphémère des séries d’évaluation.
56En philosophie contemporaine, le virtuel n’a pas une composition prédéterminée, mais a un potentiel susceptible d’actualisations. Il a aussi un rythme. « Le virtuel est en amplitudes plutôt qu’en objets, en sous-venir ou en sous-venue plutôt qu’en actes et devenirs et contient une indétermination par rapport à son actualisation ».
57Par ses propriétés, le virtuel, dans l’espace scientifique, offre une aire outillée de logiques et de vertus, de faible demi-vie et de grande énergie intermédiaire, où s’expérimentent des réorganisations de connaissances, des réactualisations d’ensembles hétérogènes de savoirs, non fixés et aux effets transformants. Le virtuel forme et rythme des aires de croissance continue par morceaux.
Fiction
58La fiction est la conception d’un espace spécial qui permet de mettre en rapport des fragments de savoir selon des combinaisons génériques. Ces espaces sont remplis d’une matière qui n’est pas de l’ordre du récit mais de celui de la connaissance et du savoir. Elle est une méthode d’invention, où les rapports entre philosophies et sciences ne sont plus des rapports de ressemblance ou des analogies entre grandes théories, mais des combinaisons de concepts et de rapport aux connaissances sous certaines conditions génériques. Avec la fiction, nous ne sommes plus dans le rationalisme, avec le parallélisme d’ordre des raisons qu’il emporte ; la diversité et l’hétérogénéité s’accroît y compris dans l’ordre des raisons.
59Dans la philosophie contemporaine, la fiction ouvre les philosophies et leur offre un espace de rencontres et d’occasions. La fiction fait voir que la philosophie est une « semi-philosophie ». Dans l’espace spécial conçu par la fiction, une théorisation de la philosophie, qui ne soit pas une automodélisation, est possible et même effective.
60La fiction n’est pas un éloignement du réel, elle va d’un réel considéré comme donné à un autre réel. La question de l’appropriation du réel par la philosophie ou la science devient, de manière évidente, non pertinente. Dans l’espace générique, que la fiction ouvre elle-même, elle combine des concepts (C) rendus génériques, avec des fragments de connaissances (K) issus de différentes disciplines et autres îlots, sous cet ensemble de connaissances, et non pas sous une synthèse philosophique. Le concept peut être d’origine scientifique, philosophique, esthétique, éthique, il est rendu générique et alors peut se combiner avec des concepts d’autres origines. Cx × Ƿ(K)/Kin, telle est la formule de la fiction. Elle fait voir que la science intervient deux fois : une fois comme fragment à combiner à d’autres, une fois comme ensemble d’ingrédients dans leur logique propre. La fiction donne un autre statut aux théories, elles deviennent garantes de la compatibilité des éléments associés. Il s’agit même d’une hyper-compatibilité. La fiction, en décomposant élégamment la posture de maîtrise théorique qui alimente les hiérarchies entre disciplines, a un effet opératoire de conjugaison interdisciplinaire. La structure et la matière théorique des espaces conçus par la fiction peut être assurée par sousdétermination, rôle que joue la discipline+1. Alors la fiction alimente des séries de boîtes noires avec l’invention de formes narratives faisant partie du commun.
Expérience vécue 9. La fiction, une extension pour concevoir
La fiction a été, dans les années 1990 jusqu’à nos jours, passablement développée dans la philosophie des mathématiques anglo-saxonnes. Personne ne peut dire positivement ce que sont les mathématiques, mais on peut enrichir leur connaissance en les sous-déterminant. Une modalité est de les priver par hypothèse d’une de leurs propriétés, considérée comme essentielle : que sont des mathématiques sans objet, des mathématiques sans preuve, des mathématiques sans fondement [11][11]Voir par exemple : Hilary Putman, “Mathematics without… ? Cette méthode contraint à réorganiser les connaissances que nous pouvons avoir des mathématiques et à les étendre. Nous avons remarqué que cette méthode était employée, de façon tout à fait indépendante dans les champs de la conception innovante et de la philosophie non standard.
Armand Hatchuel avec Benoît Weil et Pascal LeMasson ont renouvelé le mode conception des objets en proposant de les penser en supprimant par hypothèse une propriété essentielle de l’objet X : qu’est-ce qu’un pneu sans caoutchouc, une chaise sans pieds ? Une telle hypothèse contraint à faire appel à des îlots de connaissance non usuellement engagés pour de tels objets [12][12]Armand Hatchuel et Benoît Weil eds., Les nouveaux régimes de la….
François Laruelle a créé une philo-fiction permettant d’étendre les concepts philosophiques tout en les dégageant de l’autorité ou de la suffisance philosophique. Il ne s’agit pas de diminuer ou de rendre moins « réelle » la philosophie, mais de la placer autrement par rapport au réel, qu’elle ne co-détermine pas.
Toutes ces fictions répondent à la formule : Cx × ρ(K)/Kin. Elles ont toutes des effets d’extension des connaissances et de génération de concepts.
62Cela signifie qu’avec la fiction, il est possible de combiner les disciplines même avec un haut niveau d’hétérogénéité. Les disciplines deviennent des apparences objectives qui ne sont plus au centre de ce qui fait espace commun entre les disciplines. Elles peuvent même subir une translation ou une « dérive » avec la production de concepts nouveaux. La fiction fait rencontrer les disciplines et les objets intégratifs, avec cette rencontre, les disciplines s’enrichissent et se transforment. Dans l’espace fictionnel, l’invention scientifique ou philosophique ne suit plus seulement le chemin du développement déductif d’une discipline, elle superpose des états différents de la discipline et d’autres disciplines. Il y a des trajectoires des concepts entre les disciplines et plus seulement du nomadisme.
Matrice
63La matrice est centrale dans l’épistémologie générique. Elle a été initialement rendue apparente dans le champ de la philosophie avec la philosophie non-standard qui articule la philosophie avec la physique quantique. La matrice y traite les dualités et les hétérogénéités. Les multiplications des variables ne sont pas commutatives et la matrice est légèrement orientée et dynamique. Elle préserve les hétérogénéités et évite le recouvrement d’une variable par une autre. Elle défait la suffisance de la philosophie et finalement garantit la démocratie entre les variables. Si celles-ci sont des disciplines, c’est une démocratie à l’intérieur de la science.
64La matrice de l’épistémologie générique, guide les flux de connaissances et de concepts. Pour les objets intégratifs, les variables de la matrice sont leurs dimensions. Elles proviennent de différents modes de production des savoirs, dont les disciplines font partie. Avec la matrice, transformer ces modes en variables revient à considérer également la forme donnée à la production des savoirs par les vertus associées à l’activité scientifique. En d’autres termes la curiosité, la volonté, l’initiative, la détermination, qu’on pourrait considérer comme l’expression de formes de transcendance, vont venir reposer aussi sur des formes plus immanentes telles que l’intimité, la confiance, la générosité et la solidarité, qui orientent légèrement la matrice.
65La matrice, car elle est légèrement orientée, est non-commutative. Cette non-commutativité autorise des combinaisons de concepts très riches, ces derniers étant mis en mouvement grâce aux opérateurs. La matrice est dynamique. Elle n’est pas un tableau de croisements à deux dimensions, elle est dans l’espace générique et outil d’entretien de cet espace. En d’autres termes, elle accueille les nouvelles combinaisons de concepts en accroissant l’hétérogénéité et le nombre de ses variables, car elle bénéficie de la profondeur des n dimensions du générique. Cette profondeur n’est pas descriptible, mais peut-être perçue indirectement à partir du taux d’enrichissement des concepts et des vertus des actions que la matrice permet d’engager. On peut aller plus loin dans l’évaluation de la science produite, si on a pris la précaution d’inclure une discipline sousdéterminante. Soit elle est considérée a priori dans la construction d’un dispositif comme la discipline+1, soit elle doit être recherchée. Savoir la présence et l’effet de cette discipline sous-déterminante aide en retour à concevoir la matrice et l’expansion des connaissances et des concepts.
Notes
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[1]
Un exemple de cette démarche est donné par Kant dans : Essai pour introduire en philosophie le concept de quantité négative (1763), in : Kant, Œuvres philosophiques, tome 1, Paris, Gallimard, 1980, Traduction J. Ferrari, pp. 251-302.
-
[2]
Textes de Bertrand Russell sur la Science et l’Hypothèse et sur Science et Méthode, traduction Elisabeth Stoesser, in : Anne-Françoise Schmid, Henri Poincaré, les sciences et la philosophie, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 238.
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[3]
Robin Mackay, in : Simon Starling Reprototypes, Triangulations and Road Tests, Vienna, Thyssen-Bornemizsa Art Contemporary, Berlin, Sternberg Press, 2012, pp. 18-19, où l’auteur développe cette idée dans les relations avec ses travaux avec Muriel Mambrini-Doudet et Armand Hatchuel.
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[4]
Marie-Geneviève Pinsart, « Réflexions sur les quinze ans du Comité Consultatif de Bioéthique Belge », Conférence au Collège de Belgique, le 7 mars 2012.
-
[5]
G. W. Leibniz, Lettre à Sophie-Charlotte, mai 1704, in : Die philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, ed. C. I. Gerhardt, Berlin, réimprimé Olms, Hildesheim, 1965, 1996, tome 3, p. 526.
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[6]
Giuseppe Peano, « Sur une courbe qui remplit une aire plane », Math. Ann., vol. 36, 1890, p. 157-160.
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[7]
Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1966, p. 140.
-
[8]
Voir Paul Ricoeur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
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[9]
François Laruelle, « Futuralité et Messianité », in : Les Philosophes et le Futur, éd. Laurence Perbal et Jean-Noël Missa, Paris, Vrin, 2012.
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[10]
Voir Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968 et François Laruelle, Philosophie non-standard. Générique, quantique, Philo-fiction, Paris, Kimé, 2010.
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[11]
Voir par exemple : Hilary Putman, “Mathematics without Foundations”, in : Journal of Philosophy 64, 1, 1967, p. 5-22 ; Geoffrey Hellman, Mathematics without Numbers, Oxford, Clarendon Press, 1989 ; Stewart Shapiro, Foundations without Foundationalism, Oxford, Clarendon Press, 1991 ; John P. Burgess and Gideon Rosen, A Subject with no object. Strategies for Nominalistic Interpretation of Mathematics, Oxford, Clarendon Press, 1997, Hartry Field, Truth and the absence of Facts, Oxford, Clarendon Press, 2001. En France, le “without” a été traduit en fiction : Jean-Pierre Cléro, Les Raisons de la fiction : les Philosophes et les Mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004.
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[12]
Armand Hatchuel et Benoît Weil eds., Les nouveaux régimes de la conception. Langages, théories, métiers, Paris, Vuibert/Cerisy, 2008, Réédition : Paris, Hermann, 2014.