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1Ce numéro de Sciences du design consacré aux éditions numériques entend aborder quelques-uns des devenirs de l’édition et en analyser les mutations consécutives. Celles-ci sont d’ordres épistémologique, conceptuel, technique ou esthétique. Certaines caractéristiques émergent aujourd’hui pour les éditions en contexte numérique, notamment la circulation rapide et souvent fragmentée jusqu’à la perte du contexte de compréhension (Bachimont, 2017) et l’hybridation des supports ou des processus éditoriaux. La destination des textes (savants, littéraires et fictionnels) est mise en question, ainsi que leur ambition à durer ou à s’effacer dans l’actualité pour ressurgir parfois hors contexte (Fitzpatrick, 2011), leur combinaison avec d’autres médias (sons, images et graphiques), leur présence dynamique ou réactive lorsqu’ils sont donnés à lire, ou encore la variété de leurs supports d’affichage (qu’ils soient publics, domestiques ou nomades). À partir d’analyses de cas, les textes réunis ci-après se proposent notamment d’interroger et de mettre en perspective différents aspects tels que les transformations des méthodes de design dans le champ éditorial et le rôle qu’y tient une redéfinition des formats. Les modalités de mise en forme propres au design graphique sont enrichies par les nouveaux procédés sémantiques et soulèvent l’importance de la prise en compte des matérialités pour l’édition numérique. Les nouveaux modes d’accès à la connaissance ou de légitimation et de circulation dans l’espace public ainsi que le rôle des communautés (savantes) dans le façonnage des savoirs seront abordés ainsi que le devenir du livre dans ses nouvelles affordances (Gibson, 1977), en particulier lorsque designers et artistes s’en emparent pour les déjouer.

2Passé le constat de l’omniprésence des outils numériques dans la chaîne éditoriale et du bouleversement qu’ils induisent, il s’agit d’étudier les éditions numériques contemporaines en relation avec leur rôle dans la production et la transmission de connaissances (Masure, de Mourat, Sauret) ainsi que leurs aspects expérimentaux, tant pour la configuration de nouvelles plateformes empruntant aux procédés logiciels (Fauchier et Parisot) que pour la création de nouvelles figures du livre, cet artéfact éditorial de première importance (Jamet-Pinkiewitz). Ces aspects seront considérés tant sur le plan des transformations dans la chaîne éditoriale que sur celui du remodelage des artéfacts de connaissance ou encore celui des expériences d’écritures multimodales et de lecture inédites qu’ils induisent. De façon transversale, il s’agit d’étudier comment les outils numériques ont modifié les configurations et les usages de l’édition. Quelles sont les incidences de ces transformations pour l’édition savante ? Comment le livre est-il transformé par les nouvelles écritures qui le façonnent et comment les expériences sensibles de lecture sont-elles modifiées ? Comment le livre relié reste-t-il (Jamet-Pinkiewitz) ou bien cesse-t-il (Sauret) d’être le modèle de référence pour arrêter une forme éditoriale ? Ces dimensions systémiques et environnementales croisent les choix éditoriaux, graphiques (Masure) et techniques (Fauchier et Parisot, de Mourat) intrinsèques à tout objet éditorial, quel qu’en soit le support.

3La diversité de ces enjeux et approches nécessite, pour l’analyse, de convoquer un appareillage critique et méthodologique pluriel, issu des humanités numériques et dont les textes à suivre rendent compte. En reconfigurant un champ pour le design auquel se greffe la conception multimodale des écritures numériques, le design d’édition fait donc appel tant au design de connaissance (Schnapp, 2013) qu’au design d’information, au design d’expérience et au design graphique. Il remodèle les contours de l’espace éditorial pour en façonner les objets. Le rôle du designer lui-même est aujourd’hui largement distribué. Ainsi, plusieurs textes du dossier constatent et étudient les différences entre un rôle traditionnel du designer pour l’édition imprimée et celui, multiple et mutant, qu’il embrasse dans l’édition numérique. Son champ d’action déborde largement la mise en forme graphique et aborde des enjeux techniques, ce jusqu’au développement de ses outils de création ou de collaboration (Masure, de Mourat, Fauchier et Parisot). Que devient le métier de designer quand il n’est plus intégralement ni compositeur-typographe, ni graphiste mais qu’il n’adopte pas non plus complètement celui d’ingénieur ni de développeur ? L’étude des déplacements du champ du design passe par celle des pratiques permettant d’organiser, de structurer et de formater des contenus, tout en étant sensible — voire en résistance — aux affordances des dispositifs et outils numériques, et attentifs à leurs aspects esthétiques ou ergonomiques.

4Envisager les éditions numériques à travers le prisme du design amène à penser les mutations profondes des nouvelles méthodes de production, de légitimation et de diffusion des connaissances. Induites par le remodelage de l’environnement sociotechnique, ces mutations interviennent tant sur le plan des pratiques que sur le plan culturel. Au-delà de la configuration ou de la visualisation des contenus, qui relèvent du design de connaissance ou d’information, comment aborder et comprendre les processus d’éditorialisation à partir des pratiques et des savoirs d’action, tels qu’ils se profilent dans l’environnement numérique actuel ? Apparenté étymologiquement aux pratiques de la presse écrite et héritant théoriquement de la notion d’ « énonciation éditoriale » (Souchier, 1998), le néologisme « éditorialisation » vient qualifier les opérations de sélection, d’organisation et de structuration de contenus dans l’environnement numérique, en induisant les écritures hypermédiatiques. Outre le sens produit, ce sont les conditions mêmes de production de sens que ce terme se propose d’aborder. Marcello Vitali-Rosati conceptualise l’éditorialisation en tant que « l’ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l’espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier » (Vitali-Rosati, 2016). Cette acception permet de saisir la culture numérique et les processus d’édition intervenant sous l’égide des méthodes de design. Cet aspect sera particulièrement développé à travers l’analyse de projets d’édition savante à resituer dans la perspective technico-historique de ses formats.

5L’enjeu de la publication savante est celui de la production, de la validation et de la transmission de connaissance. Dans ce contexte, les pratiques éditoriales numériques ne se cantonnent plus à la diffusion d’artéfacts envisagés comme des objets fixes mais dessinent des flux dynamiques où s’activent des communautés savantes. Les plateformes et portails de distributions, publics et privés, voire contrevenants aux droits d’auteur, interviennent sur les modalités de circulation de ces publications. Les formats de données prennent une importance particulière pour l’édition numérique. Ils ouvrent un champ de possibilités esthétiques et sémiotiques en organisant à la fois les actes d’écriture, de lecture et de manipulation des savoirs, mais ils en conditionnent également les limites. Ils permettent d’introduire une approche sémantique dans l’édition des ouvrages, qui en renouvelle les méthodes. De ce fait, ils deviennent performatifs, c’est-à-dire qu’ils agissent sur les acteurs humains et non humains formant les communautés de savoir. La contribution de Robin de Mourat se penche sur cette action performative des formats dans les pratiques d’édition scientifique (TeX, XML/TEI et Markdown), induisant d’autres modes de recherche, de formation et de collaboration au sein des communautés savantes.

6Les objets éditoriaux étudiés ici soulèvent non seulement des questions indissociables d’enjeux professionnels cristallisés dans leurs aspects techniques et leurs écosystèmes de production, de distribution et de lecture : obsolescence technologique, verrous et langages propriétaires, formats (propriétaires ou libres, interopérables ou dédiés, etc.), mais aussi des processus et de l’organisation de la chaîne du livre, des pratiques collaboratives d’annotation ou de travail partagé. En prenant d’abord appui sur les méthodes issues du développement logiciel, Thomas Parisot et Antoine Fauchier examinent avec précision de nouveaux processus d’éditorialisation destinés à la publication des livres qui transforment les chaînes éditoriales. L’intégration progressive des approches étudiées conduit à l’émergence de nouvelles pratiques de design centré utilisateur, où la distance entre les processus de production du contenu et ses usages se trouve réduite. Au moyen d’une expérimentation éditoriale qu’ils ont eux-mêmes menée en tant que designers autour de la conception d’un ouvrage technique, cette démarche impliquant de nouveaux outils et formats d’édition interroge la modularité des étapes du processus éditorial pour en repenser les contours en contexte numérique. Sont examinés notamment les systèmes de gestion de contenu au sein des plateformes documentaires.

7Du design graphique aux aspects techniques, conceptuels et plastiques, les devenirs numériques des éditions mobilisent des reconfigurations qui s’inscrivent dans une histoire. Celle des formats de l’écrit savant remonte aux 12e et 13e siècles. La lectio, la question et la disputatio sont les trois piliers de l’enseignement universitaire au 13e siècle qui sont les racines de trois genres scientifiques : le commentaire (glose), la question (écrit argumentatif qui hérite de la dialectique et de la logique de la démonstration) et la dispute. Ce dernier format désigne la « réécriture par un maître des arguments avancés au cours d’un échange collectif » (Beaudry, 2011). Déjà se posait la question de conserver l’échange, le savoir en train de se constituer. Aujourd’hui, les possibilités offertes par les outils numériques renouvellent cette question. Comment associer les modes de la conversation telle qu’elle se pratique dans l’espace du Web avec l’espace documentaire savant ? Comment construire de nouveaux modèles pour les communautés interprétatives dans la constitution des savoirs ? Nicolas Sauret analyse le projet de design d’un format éditorial expérimental visant à intégrer les modalités de la conversation avec le régime documentaire, conduisant à la production des connaissances en contexte savant. Son propos gravite autour d’un cas exemplaire, celui de de la revue Sens public, portée par la Chaire de recherche du Canada sur les écritures numériques. Ce contexte est le lieu d’une réflexion fondamentale sur les processus d’éditorialisation. Le modèle spéculatif proposé vise à intégrer le mode conversationnel que l’on retrouve hors des institutions scientifiques dans un espace de savoir académique, afin de produire les espaces communs de production de connaissances à travers des formes d’interprétation collective.

8Pour Anthony Masure, la forme des publications de recherche en contexte numérique et sa relation aux aspects graphiques demeurent impensées. Afin de théoriser son propos, l’auteur prend appui sur la critique de la sémiologie structurale telle qu’établie par Jacques Derrida dans sa déconstruction de la distinction entre l’écriture et la parole (le logos), ou entre le signifié et son expression matérielle. Cette critique derridienne a remis en cause la prétention d’une pensée pure qui serait détachée de ses modes de représentation graphique. En appliquant cette analyse aux publications savantes pour en faire la critique, Masure propose deux études de cas démontrant de quelles façons les pratiques de design graphique peuvent mettre en avant la dimension esthétique de l’écriture pour les publications savantes afin d’en redessiner les contours et de suggérer ainsi de nouvelles configurations pour les pratiques de recherche.

9Hors du domaine de la publication académique, des artistes et designers pionniers ont hybridé le livre au multimédia, au théâtre ou à l’installation, en l’associant notamment à plusieurs supports afin de proposer des expériences de lecture inédites. Le livre se décline désormais en convoquant un écosystème auquel il participe. Certaines de ces expérimentations ont été éditées et rencontrent ainsi leur public sans la médiation des auteurs. Ces expérimentations questionnent les frontières du livre (Bon, 2011). Est-il permis d’échapper au modèle homothétique du livre pour le réinventer dans l’espace numérique ? Comment le livre imprimé sert-il de modèle pour ces nouveaux objets éditoriaux ? Quels éléments perdurent dans les nouvelles configurations, et quels sont les traits qui disparaissent ou se transforment ? Autrement dit, en quoi consistent les affordances du livre qui le distingue d’autre artéfacts culturels ? En transformant les usages, le design d’édition s’ouvre à une philosophie du design d’expérience, où sont mis en question tant les modes d’écriture que de lecture et de réception au sein de l’environnement numérique. En interrogeant les relations entre livres imprimés et numériques, Florence Jamet-Pinkiewitz met en évidence cette hybridité des objets éditoriaux dans un milieu en pleine mutation. Entre figures homothétiques et artéfacts incluant des écritures multimodales, l’auteure se demande quelles sont les frontières qui définissent ou délimitent le livre. Les livres augmentés ou enrichis qu’elle examine sont des objets éditoriaux associant livre d’art, performance et création animée jusqu’à ceux accueillant des projections en leur sein ou devenus des dispositifs de réalité augmentée. Ici, le papier et le numérique ne s’opposent pas, ils mettent plutôt en relation leurs multiples matérialités et affordances afin de réinventer le livre.

10Si les questions soulevées dans ce numéro ne sauraient épuiser le vaste territoire, à la fois théorique et pratique, que façonnent les éditions numériques dans toute leur diversité, elles permettront toutefois d’en saisir quelques aspects liés plus spécifiquement à une perspective de design. En contexte numérique, sous l’égide du concept d’éditorialisation, le design d’édition dessine un champ d’action qui met en question tant les modes de productions éditoriaux pour les designers, que les modes d’écriture et de lecture pour les auteurs et les publics. Les enjeux de cette reconfiguration du champ éditorial suscitée par le numérique sont de taille : ce n’est rien de moins que la mise en place de nouvelles formes de production des savoirs ou des imaginaires et le devenir des processus de circulation ou de légitimation des connaissances dans l’espace public qu’ils soulèvent. Au fur et à mesure que les designers se les approprient, les nouvelles méthodes de design d’édition sont donc appelées à jouer un rôle fondamental dans la configuration de l’espace numérique actuel et celui de demain.

Références

  • BACHIMONT, B. (2017). Patrimoine et numérique : Technique et politique de la mémoire. Paris : INA.
  • BEAUDRY, G. (2011). La communication scientifique et le numérique. Paris : Hermès-Lavoisier.
  • BON, F. (2011). Après le livre. Paris : Seuil.
  • FITZPATRICK, K. (2011). Planned obsolescence : Publishing, technology, and the future of the academy. New York : NYU Press.
  • GIBSON, J.J., (1977). The Theory of Affordances. Dans R. Shaw et J. Bransford (dir.), Perceiving, Acting and Knowing : Toward an Ecological Psychology. Hillsdale, NJ : Erlbaum.
  • SCHNAPP, J. (2013, décembre). Knowledge Design. Communication présentée au colloque Herrenhausen (Digital) Humanities Revisited – Challenges and Opportunities in the Digital Age, Hanovre, Allemagne. Repéré à http://jeffreyschnapp.com/wp-content/uploads/2011/06/HH_lectures_Schnapp_01.pdf.
  • SOUCHIER, E., JEANNERET, Y., LE MAREC, J. (dir.) (2003). Lire, écrire, récrire : objets, signes et pratiques des médias informatisés. Paris : Éditions de la BPI.
  • VITALI-ROSATI, M. (2016). Qu’est-ce que l’éditorialisation ? Sens public. Repéré à http://sens-public.org/article1184.html
Renée Bourassa
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/12/2018
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