1Le
présent hommage au théoricien de la langue et de la connaissance qu’est
Pierre-Yves Raccah prend place dans le cadre d’un travail visant à
refonder la sémiotique en mettant en évidence ses déterminations
naturelles (Groupe µ 2015a, 2015b). Si Algirdas-Julien Greimas, un des
maîtres de la science de la signification, observait : On peut dire
que les progrès de la sémiotique, dans ces derniers temps, consistent
pour l’essentiel dans l’élaboration de son champ de manœuvre, dans
l’exploration plus poussée des possibilités stratégiques de
l’appréhension de la signification. Sans qu’on sache rien de plus sur la
nature du sens, on a appris à mieux connaître où il se manifeste et
comment il se transforme (1970 : 17), cette question de la nature
du sens peut trouver aujourd’hui en effet un début de réponse dans celle
du sens de la nature. Une nature dans laquelle s’inscrit et de laquelle
relève le corps vivant et percevant du sujet sémiotique.
2Comme
nous le démontrons ailleurs (Groupe µ 2011, 2015b), le circuit de la
signification et de la connaissance prend son départ dans ce monde
naturel. Le processus part des stimuli issus de ce monde et aboutit à
l’élaboration des structures sémiotiques. Ce processus de sémiogenèse,
nommé anasémiose, a été décrit comme un enchaînement de modules,
traduisant en impressions de continuum les phénomènes digitaux du monde
(Édeline 2008), les réactions face à ceux-ci étant finalement transmises
au cortex, où elles sont traitées sur le mode digital. La sémiose, loin
d’être un phénomène sans lien avec le corps, tire son origine de
celui-ci. Ce premier aspect de la corporéité du sens peut être qualifié
de cognitif : le signe émerge de l’expérience, et ne saurait être
étudié qu’à travers les interactions qu’il a avec son contexte (au sens
large du terme, incluant l’expérience du monde et d’autrui, de sorte que
la corporéité dont il s’agit est une corporéité non point solipsiste
mais sociale).
3Mais
si le signe émerge de l’expérience, il oriente également
l’action ; produit par le contact avec le monde, le sens débouche
aussi sur un tel contact : sur des actions portant sur le monde. Ce
processus, correspondant de l’anasémiose, peut recevoir le nom de
catasémiose.
Figure 1. Le cycle de la sémiose
4Prendre
acte de la corporéité du sens implique de tenir compte de ce temps
catasémiotique. Cette obligation a bien été vue par Jacques Fontanille
qui note que
reconnaître que l’actant est (a)
un corps, c’est aussi s’interroger sur les effets de ce corps sur la
sémiosis [notre anasémiose] et sur les instances de discours qui la
prenant en charge », [mais aussi] « sur la théorie de l’acte
et de l’action [notre catasémiose], dont il est l’opérateur. (Fontanille
2004 : 17)
- 1 Ainsi Denis Bertrand (2000 : 7) soutient que si l’objet de la discipline est le sens, la sémiotique (...)
5Les
deux processus peuvent certes être étudiés séparément ; et
l’attention peut même se focaliser, à bon droit, sur un stade seulement
d’un des deux processus. C’est d’ailleurs ce qu’a fait un pan non
négligeable de la tradition sémiotique. La discipline s’est souvent
limitée à l’étude rigoureuse non pas du processus d’anasémiose, mais au
résultat de celui-ci : le sens, appréhendé dans sa systématicité,
et même – autre restriction – à ses seules manifestations textuelles1.
Certains courants philosophiques font le choix inverse : ils
posent l’action comme première, antérieure donc à toute perception.
6Ces
restrictions de point de vue, tout légitimes qu’elles soient, ne doivent
pas faire oublier que les deux processus sont indissolublement liés par
un lien de présupposition. De première part, une anasémiose sans
catasémiose serait dépourvue de toute utilité. D’autre part, dans la
mesure où elle ne se borne pas à de simples phénomènes mécaniques, une
action sur le monde prend nécessairement son origine dans un sens alloué
à ce monde et à ses acteurs.
- 2 On définit généralement le sens par son caractère négatif, ou différentiel. Or une différence, ou u (...)
- 3 Selon le deuxième principe de la thermodynamique, le monde consomme l’énergie qui y est potentialis (...)
7Cette
postulation réciproque apparaît plus nettement encore si l’on fait
intervenir la notion d’énergie, qui peut jouer un rôle dans une théorie
du sens unifiée, puisque le sens peut être défini comme du travail
potentialisé2. On
sait en effet que les formules de la théorie de l’entropie (ou
dispersion d’énergie) sont formellement identiques à celle de la
néguentropie, au signe près. En d’autres termes, il suffit de renverser
le signe devant la valeur d’un objet de ces champs pour obtenir la
valeur de l’objet correspondant dans l’autre. On sait aussi que
l’information est la néguentropie (Bonsack 1961). On peut donc en
déduire que l’anasémiose serait un mouvement d’acquisition d’information
et la catasémiose un mouvement d’actualisation de cette information,
une actualisation ou une effectuation qui va donc dans le sens d’une
entropie croissante3.
8Si
la catasémiose est le pendant de l’anasémiose, il faut cependant prendre
garde que les deux mouvements ne sont pas exactement parallèles. En
effet, l’anasémiose permet l’élaboration de la catégorie, par un
processus de regroupement (Klinkenberg 2004, 2009). À partir d’une
multitude de particuliers, on élabore un seul général. La catasémiose,
tout naturellement, procède en sens inverse : à partir du
général – la catégorie – elle procède à une particularisation,
son terme étant une action déterminée.
9Ceci
ne va pas sans une conséquence importante. Le regroupement est payé par
une perte d’information. Et ce qui a ainsi été perdu ne peut jamais
être retrouvé dans le mouvement de particularisation catasémiotique.
C’est ce qui explique que les actions, les comportements, les attitudes,
présentent fatalement un trait d’inadéquation ou d’inappropriation.
(Prenons un exemple simplifié à l’extrême, mais éloquent : la
fréquentation répétée de ruminants placides peut m’amener à construire
la catégorie correspondante. Mais je puis m’inscrire à un safari en
Afrique, et y rencontrer des buffles, individus que je pourrais aisément
indexer sur ladite catégorie. Si, au nom de cette catégorisation, je
m’approche sans méfiance, le résultat est clair : je risque bien de
me faire piétiner). Action déterminée ne signifie donc en aucun cas
action adéquate. Sans doute, ce double processus de généralisation et de
particularisation, avec son corollaire qu’est la perte d’information,
est-il l’origine de nos imperfections, de nos tâtonnements, erreurs
tragiques ou méprises grotesques.
10La
complémentarité de l’anasémiose et de la catasémiose a une autre
conséquence : c’est qu’on est en droit de parler de pulsion
actionnelle, ou transformative.
- 4 Parfois, la seule vision de nourriture produit la salivation, de manière réflexe.
11En
effet, si l’anasémiose postule une pulsion interprétative, et si
l’anasémiose implique la catasémiose, alors, celle-ci postule
nécessairement cette pulsion, de même qu’une potentialisation suppose
une effectuation. Et ces deux pulsions s’orientent réciproquement :
les informations interprétées répondent à des besoins, ces besoins
demandant à être satisfaits, et la quête de cette satisfaction déclenche
la mise en service d’une grille interprétative. Par exemple,
l’identification d’une entité catégorisée comme nourriture implique la
possibilité de consommer celle-ci. Et, de manière symétrique, le besoin
d’alimentation active les mécanismes interprétatifs permettant
d’extraire de l’environnement les entités correspondant à la catégorie
nourriture4.
12Ainsi,
une sémiotique qui négligerait la catasémiose serait par nature
incomplète. Si une partie importante de la discipline a fait l’impasse
sur le phénomène, certains phares de la sémiotique – on pense à Peirce
ou à Eco – ont bien pointé son intérêt. Mais, comme on va le
voir, il s’en faut de beaucoup que les descriptions et explications
qu’ils en donnent soient satisfaisantes.
13Si
le premier aspect de la corporéité sémiotique n’a que récemment donné
lieu à des études approfondies, la prise en considération de la
catasémiose est plus récente encore.
14Si
l’on fait litière de l’exception notable de la rhétorique, qui a
théorisé il y a plus de vingts siècles l’action symbolique sur
autrui – notamment avec le concept de pathos –, il a fallu
attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir affirmée
« l’idée selon laquelle le langage dans la communication n’a pas
principalement une fonction descriptive, mais une fonction
actionnelle » (Moeschler et Reboul 1994 : 17-18). Ce qui a
donné naissance à cette branche des sciences du langage qu’est la
pragmatique. Encore le champ d’action de cette pragmatique comme
discipline ne couvre-t-il qu’une toute petite partie du processus de la
catasémiose : comme on va le rappeler, les pragmaticiens
n’envisagent pas la totalité des actes sémiotiques qui affectent et
transforment le monde ; conformément à la tradition, ils
privilégient les actions langagières, et, parmi celles-ci, celles qui
affectent les interactions entre partenaires et non celles qui agissent
sur leur environnement.
15On
conçoit donc que les rapports institutionnels entre sémiotique et
pragmatique soient encore à ce jour des plus ténus. Moeschler et Reboul,
bons représentants de la seconde, estiment même que ces disciplines
n’ont rien à voir entre elles (1994 : 503-504). C’est un point de
vue que l’on peut évidemment comprendre chez ceux qui, s’intéressant aux
faits dont s’occupe la pragmatique, se sont forgé une conception
restrictive et dépassée de la sémiotique (bien des sémioticiens
portant évidemment la responsabilité de cette restriction) : les
auteurs n’y voient en effet que l’étude de relations fixes entre
signifiants et signifiés, relations s’établissant au sein d’un code
rigide et coercitif. Mais si on n’assigne pas à la sémiotique ce terrain
finalement étriqué, alors cette discipline a bien une nécessaire
dimension pragmatique. Ce point de vue élargi – qui était également
celui de Greimas lorsqu’il mettait au point les concepts de modalité,
de factitivité et de manipulation – est évidemment le nôtre, et
nous tenons, en tant que rhétoriciens, que l’énoncé n’est pas un sens
pur mais aussi, entre autres choses, un moyen d’agir sur le monde et sur
les partenaires ; de modifier les représentations et les modes
d’action de ces partenaires. On peut donc réintégrer la perspective
pragmatique à la sémiotique et, sans crainte de se faire taxer
d’impérialisme, affirmer que la pragmatique est la partie de la
sémiotique qui voit le sens comme condition de l’action.
16Il
s’en faut toutefois de beaucoup que la pragmatique ait cadastré tout le
champ de la « fonction actionnelle » des langages. La prise en
considération de cette fonction s’est prudemment et angéliquement
limitée aux actes effectués du seul fait de l’énonciation. Dans la
triade classique acte locutionnaire, acte illocutionnaire, acte
perlocutionnaire, il est patent que la pragmatique – qui avait
laissé à la linguistique proprement dite l’étude des actes
locutionnaires –, s’est principalement attachée à l’étude des actes
illocutionnaires, au motif que la différence entre le perlocutionnaire
et l’illocutionnaire « tient à la présence dans le second d’un
aspect conventionnel dont le premier est privé » (Moeschler et
Reboul 1994 : 62). Mais dans la mesure où la perspective
pragmatique fait « appel à des processus où la part de
conventionnalité est très réduite », et reposant sur des
informations « directement tirées des perceptions du monde
extérieur » (id. : 503), on comprendrait mal qu’une
pragmatique complète ne prenne pas davantage en considération le
perlocutionnaire et, au delà, l’action effective sur le monde.
17C’est
une même timidité que l’on observera chez les continuateurs d’un des
fondateurs de la pragmatique, Charles Sanders Peirce. À moins qu’il ne
faille parler d’hésitation.
18Pour
Peirce et ses disciples (Marty, § 60), la semiosis ou sémiose est
« un processus qui se déroule dans l’esprit de l’interprète :
il débute avec la perception du signe et se termine avec la présence à
son esprit de l’objet du signe ».
19Un
tel schéma (où le verbe « se termine » ne doit pas être pris
au pied de la lettre, comme on va le voir) présente deux difficultés. La
première est la nature du rapport entre ce processus « se
déroulant dans l’esprit » et la perception qui en serait
l’origine : on ne sait trop si la perception est ici considérée
comme un élément du processus ou si elle en est le déclencheur. Dans la
première hypothèse, la perception serait purement
« spirituelle », ce qui constituerait une contradiction dans
les termes – une perception spirituelle ! – ou, au
minimum, dénoterait une conception bien solipsiste de ce processus. Dans
la seconde, il resterait à expliquer comment la perception (non
mentale) s’articule au processus de sémiose (mentale). C’est à cette
explication, absente de tous les travaux sur le sens, que se consacre
notre travail en cours.
20La
seconde difficulté est plus importante : elle est que si la sémiose
ainsi décrite est vue comme un processus, la description qui en est
donnée privilégie l’input. Bien que Peirce ait décrit deux mouvements – l’upshifting, qui va de l’objet au signe, et le downshifting,
retour à l’expérience et donc à l’objet –, sa théorie ne les
décrit pas avec la même précision : en effet, ce qui est
principalement dit de l’output de la sémiose est qu’elle débouche sur un interprétant logique final.
21Or,
le statut de cet interprétant est sujet à discussion. On sait qu’il est
fréquemment défini comme « l’habitude que [l]e concept est destiné
à produire » (5.491) et que l’habitude est celle « d’agir
d’une certaine façon, chaque fois que l’on souhaite un résultat
déterminé » (id.). Mais les lectures que l’on a faites de cette
notion d’habitude divergent : pour Marty (§ 60, sur la sémiose),
l’habitude est clairement une démarche interprétative et non une classe
d’actions matérielles. Umberto Eco, lui, tire davantage Peirce du côté
de l’action en le résumant de cette manière : « Les
interprétants logiques finaux sont les habitudes, les dispositions à
l’action, et donc à l’intervention sur les choses, vers quoi tend toute
la sémiose » ; et de poursuivre : « L’interprétant
d’un signe peut être une action ou un comportement » (1988 :
204). Une position qui semble s’orienter en direction d’une pragmatique
complète, prenant l’action et le corps en considération. Mais le
raisonnement prend tout à coup un tour qui ne va pas particulièrement
dans ce sens, et débouche même sur ce qui peut être décrit comme une
pirouette : « Comment l’homme agit-il sur le monde ? Par
le moyen de nouveaux signes ». Ainsi « au moment même où la
sémiose semble s’être consumée dans l’action, nous sommes de nouveau en
pleine sémiose » (id.). Ceci, qui cadre mal avec d’autres positions
de l’auteur, constitue presqu’une adhésion déclarée au principe
d’autonomie, ou à tout le moins de clôture de la sémiose sur elle-même.
22Que
l’on nous entende bien : il n’est pas question de nier que le
signe puisse déclencher l’action sur le monde. Ce serait contradictoire
avec l’idée même de catasémiose. Il ne s’agit pas non plus d’oublier que
si le processus de sémiose s’abolit dans l’action, cette dissolution
peut être le début d’un nouveau cycle. Nous allons d’ailleurs y revenir
également.
23Il
s’agit de souligner que les descriptions de la sémiose que nous venons
d’examiner laissent dans l’ombre une incontournable étape intermédiaire
entre les catégorisations à quoi aboutissent l’anasémiose et l’habitude.
Or cette étape est la condition même de cette dernière : c’est
celle de l’action, c’est-à-dire le processus qui permet de sortir –
fût-ce momentanément – du système sémiotique pour réintégrer le
système physique dont ce dernier est issu. Avant de pouvoir dire que
l’on agit de manière répétée pour obtenir « un résultat
déterminé », il faut évidemment d’abord avoir constaté une action.
24L’oubli
de cette importante composante de la sémiotique peut être interprété
comme une nouvelle marque du mépris pour la corporéité, mépris qui
caractérise de larges courants sémiotiques. Car, quelles que soient les
descriptions qu’on en donne, les actes de réinterprétation, qui sont
constitutifs de la chaîne peircienne, ont eux aussi un substrat
corporel. Bien sûr, cela n’exclut pas une différence entre ces
réinterprétations et l’effectuation musculaire, mais ces actions sont
entre elles comme ce que l’on appelle en informatique le matériel et le
logiciel.
25La
même correction doit être apportée à la description que Umberto Eco
donne de l’action symbolique sur le monde. D’une part, les signes
constituant l’action peuvent bien être ceux qui permettent
l’explication, la persuasion, la négociation ou la production de
symboles : ils passent de toute manière par le corps, et c’est
pourquoi nous parlions d’une étape incontournable. Parler est une
activité mettant en branle des processus musculaires orientés, comme
aussi produire un texte qui sera lu, ou tracer une courbe qui sera à son
tour perçue et interprétée ; entre le mot que la bouche profère et
l’outil que la main manie, entre la mimique qui signifie et le geste
qui transforme la matière, il n’y a pas, de ce point de vue, de
différence. D’autre part, Eco, comme la majeure partie des
pragmaticiens, se concentre surtout sur des activités symboliques, comme
ordonner, répondre, conseiller, qui ne semblent pas présenter de
dimension physique spectaculaire : sur des « faire » qui
semblent n’être que des « dire ». Cette préférence ne doit
toutefois pas faire oublier que ces actes ont de toute manière un output
matériel, mais situé en aval, dans la chaîne sociale : si un
ordre – verbal – est donné à un militaire, il y a toujours, à
un moment donné, un doigt qui presse, ou qui s’abstient de presser, une
gâchette. Et il est significatif également que la sémiotique de la
manipulation, programmée par Greimas et Courtés (1979 : 220), ait
surtout envisagé des « faire cognitifs », faisant passer les
« faire somatiques » au second plan.
26Ces
précisions n’excluent pas que la dissolution de la sémiose dans
l’action puisse être le début d’un nouveau cycle (et c’est pourquoi nous
insistions sur le caractère momentané de la sortie du cycle
sémiotique). Comme le suggère la figure 1, la sémiotique cognitive
prévoit bien une sémiose infinie. Mais il ne s’agit plus ici d’un renvoi
d’interprétant à interprétant : puisque l’action a modifié le
monde, une nouvelle anasémiose peut en surgir, et déboucher à son tour
sur une nouvelle action. On pourrait donc corriger la phrase d’Eco de la
manière suivante : « au moment même où la sémiose semble
s’être consumée dans l’action, les conditions sont créées d’une nouvelle
sémiose ».
27Mais
si anasémiose et catasémiose peuvent se succéder indéfiniment, dans une
relation cyclique, ces phénomènes ont intérêt à rester distincts en
droit. Il est peu rentable de les diluer dans un procès unique, de la
même manière qu’il est peu économique de regrouper sous le même nom de
signe tous les processus catasémiotiques (l’anticipation que permet la
catégorie, puis l’effectuation), tous les processus anasémiotiques et
tous leurs produits (la segmentation du champ, la catégorie).
28Les
mécanismes fondamentaux d’interface à l’œuvre entre le monde et le
sujet sont identiques dans le cas de l’anasémiose et de la catasémiose.
Si l’anasémiose peut se laisser décrire comme un enchaînement de modules
traduisant le digital en analogique et vice-versa, on peut en
effet, sans trop prendre de risques, postuler que la catasémiose
consistera elle aussi en une série de traitements par des modules
spécialisés, intermédiaires entre le traitement des informations par le
cortex et les effectuations sur le monde.
29Il nous faut donc nous arrêter un instant sur ce qui est connu du processus d’anasémiose (Groupe µ 1998, 2011).
30Ce mécanisme ne serait pas possible si nos organes n’étaient pas équipés pour comparer les stimuli voisins
entre eux. Or qui dit comparaison dit automatiquement faculté de
distinguer au moins deux occurrences sensorielles. L’appareillage
produisant la comparaison doit donc obligatoirement comporter au moins
deux récepteurs, ou permettre de mesurer deux états d’un même phénomène à
deux moments distincts. C’est le principe du contraste élémentaire, ou
dipôle, qui se ramène à la perception différentielle d’une grandeur
physique (par exemple l’intensité lumineuse). Or, on constate bien que
ce principe, sans lequel il n’y aurait ni information ni sens, est
général dans la nature.
31Cette
simple description fournit l’amorce d’un schéma général qui se révèle
fondamental dans l’architecture des circuits de l’information, et même
pour la compréhension de ce dernier concept : il ne suffit donc pas
de percevoir le monde pour en tirer une information, mais il faut le
percevoir deux fois. Cette perception dipolaire est la stratégie que
l’individu vivant a mis au point pour gérer soin environnement. Cet
individu est en effet plongé dans de nombreux flux entrecroisés :
flux de matière (le vent, les courants d’eau, la nourriture…), flux
d’énergie (la chaleur solaire, la pesanteur…), flux de radiations
diverses (la lumière, le son…). Tous ces flux sont orientés, et
caractérisés par une variation le long d’un axe, c’est-à-dire un
gradient. Vivre revient à se situer parmi ces gradients. Et le dipôle
est l’outil utilisé par les êtres vivants pour atteindre ce résultat.
Or, pour repérer un gradient il faut non seulement être sensible à la
grandeur qui le caractérise, mais aussi être capable de le mesurer en
deux points pour identifier la direction du changement ainsi que son
intensité. Ces deux points forment un dipôle. Le gradient crée des
contrastes dans l’espace (ou dans le temps). Dès lors, il faut deux
senseurs couplés pour les percevoir ou bien un senseur unique percevant
la grandeur à deux moments différents.
32Nous pouvons à présent revenir à la catasémiose.
33En
réintégrant le monde physique dont elle est issue, la sémiose mobilise
les muscles. Les muscles en cause ne sont bien entendu pas
nécessairement ceux de la locomotion : il peut s’agir de
l’ouverture d’un sphincter pour libérer une substance active, etc.
L’important est de noter, que, tout comme les senseurs, ces effecteurs
musculaires sont nécessairement au nombre de deux au moins, afin de
permettre des réactions appropriées à la nature directionnelle des flux.
- 5 Toutes ces considérations attirent également l’attention sur les avantages que procure la symétrie (...)
34Si
cette bipolarité est nécessaire, c’est qu’une action musculaire
développe une force, laquelle nécessite un point d’appui et un point
d’application. Il est bien sûr possible de se servir d’une élasticité,
d’un « effet ressort », pour le mouvement inverse : dans
ce cas un seul effecteur suffit, mais le second est alors remplacé par
la structure élastique inerte. Dans tous les cas, deux points au moins
restent donc nécessaires5.
- 6 Dans ce schéma, O désigne l’origine du flux et X sa direction, P la propriété en cause, S le senseu (...)
Figure 2. De la perception à l’effectuation6
- 7 De même les poissons de rivière se divisent en anadromes (qui remontent le courant, comme la truite (...)
35La
partie inférieure de la figure 2 montre que l’interprétation débouche
sur une décision, qui peut par exemple consister en un ordre, dont
l’exécution mobilisera nécessairement aussi des muscles. Elle rend
aisément compte des phénomènes de tropisme. Par exemple, le ver de terre
fuit la lumière : c’est donc bien qu’il perçoit d’où elle vient et
est capable d’interpréter cette information pour ordonner la fuite, là
où un autre organisme (un papillon de nuit par exemple) prendra la
décision inverse7.
Il existe en effet trois réactions possibles face à un gradient :
le suivre (tropisme négatif), le rebrousser (tropisme positif), et ne
rien faire (indifférence). Les effectuations modifiant la position des
senseurs, le dispositif complet équivaut à une cellule cybernétique,
avec sa rétroaction.
36Le
problème à résoudre, pour le système vivant, est de transformer les
impulsions discrètes, digitales, qui constituent la forme nerveuse de
l’information, en actions musculaires continues et analogiques.
Celles-ci sont en effet analogiques dans la mesure où elles sont
graduées en intensité et en direction.
37Cette
question du passage du digital à l’analogique a déjà largement été
commentée (Groupe µ 2011), mais dans une perspective principalement
anasémiotique. La description sommaire que nous donnerons ici de ce qui
est connu sur ce processus complétera ces précisions.
38L’interface
de sortie que nous cherchons est le lieu cellulaire où une terminaison
nerveuse transmet ses signaux aux myofilaments. Deux transformations
successives y ont lieu, exactement comme pour l’interface sensorielle,
mais opérant cette fois dans l’ordre inverse :
39▪ transformation d’impulsions électriques en énergie chimique ;
▪ transformation de cette énergie chimique en énergie mécanique.
- 8 Il est piquant de remarquer que l’évolution n’a pas suscité l’apparition d’un outil musculaire réve (...)
40Le
résultat final est une modification des propriétés élastiques des
myofilaments, qui se raidissent en se contractant. Plus précisément à ce
niveau deux réponses sont possibles, également importantes : la
contraction et l’inhibition8.
41Jusqu’ici
le système demeure donc intégralement digital : les impulsions
nerveuses sont toutes semblables et les contractions musculaires
également.
42La
conversion du digital en analogique va pouvoir être réalisée grâce à la
nette différence qui existe entre les constantes de temps d’un nerf et
d’un muscle. En effet les impulsions nerveuses excitatrices ont une
durée très brève (de l’ordre de 20 ms) et peuvent être acheminées à des
cadences très élevées (par exemple 50 par seconde), alors que la
contraction ou phase de « secousse » d’une fibre musculaire
est considérablement plus longue (+/- 100 ms). Si une impulsion
déclenche une contraction, l’impulsion suivante peut arriver avant que
la contraction soit terminée. Il a été observé que la contraction
persiste, sans interruption ni affaiblissement, lorsque les signaux
excitateurs atteignent une fréquence de 50 par seconde. De même, comme
un tendon est raccordé à de nombreuses fibres musculaires, il y a fusion
et sommation des contractions de ces fibres.
43En
synthèse, un train d’impulsions digitales, toutes semblables, aboutit à
la contraction d’un muscle et à un mouvement analogique.
44Ces
mécanismes permettent au final de comprendre comment un sens, dont la
description s’accommode de procédures digitales, peut être associé à une
action sur le monde, descriptible en termes analogiques.
45Mais
si la description que nous venons de donner permet d’expliquer
techniquement comment le sens, dont le substrat est digital, peut
s’articuler à un monde et à un univers qui ne le sont pas, elle n’épuise
pas la question des raisons et des fonctions de cette articulation, sur
quoi il nous faut à présent nous pencher.
46La
catégorie, que présuppose le signe et que l’anasémiose a permis de
construire, joue également un rôle important dans la catasémiose. Une
représentation du monde sans catégorisation, serait non seulement
impossible (Klinkenberg 2004, 2009 ; Groupe µ 2015b), mais elle
serait aussi sans utilité, car elle serait en deçà de toute capacité de
manipulation : elle ne donnerait aucune prise à des réactions ou à
des comportements susceptibles d’agir sur le monde de façon ordonnée et
cohérente.
47De
la même manière que sur le versant anasémiotique, elle permettait une
économie cognitive, elle permet aussi une économie énergétique sur le
versant catasémiotique, en autorisant la routinisation des tâches
répétitives (routinisation qui définit l’outil).
48Ici
encore, les niveaux de catégorisation varient de la même manière que
dans l’anasémiose. Un niveau (localement) optimum est atteint par le jeu
de deux forces contraires que sont l’économie et la rentabilité.
49Les systèmes de signes y jouent également un rôle. Plusieurs de leurs propriétés sont pertinentes ici :
50▪
stabilisant la catégorie (notamment en renforçant sa stabilisation
interindividuelle), ils facilitent la répétition des actions sur
lesquelles elle peut déboucher : en d’autres termes, ils renforcent
la routinisation en question ;
▪ constituant une sémiose
indirecte, ils permettent d’expérimenter sur des substituts au lieu
d’expérimenter sur des choses. C’est particulièrement le cas des récits,
qui intègrent d’une part une dimension syntaxique, d’autre part une
dimension sociale : ils fournissent des cadres permettant de donner
sens aux actions des sujets et de leurs partenaires (Gallagher
2006 ; Gallagher et Hutto 2008). Cette fonction expérimentative est
rendue possible par les règles dont sont munis ces systèmes de signes
(Schummer 1996). Ce derniers deviennent ainsi ce qu’Ursula
Klein (2001) appelle très justement des « outils de
papier » (paper tools), en soutenant que leurs aspects
pragmatiques et syntaxiques les rendent entièrement comparables à des
outils physiques de laboratoire.
51Pour
que la chaîne sémiotique complète puisse être décrite, il faut
évidemment mobiliser d’autres concepts que la catégorie et le signe.
52Parmi ceux-ci
- 9 La « théorie de l’esprit » les définit comme faisant partie d’une bibliothèque de types permettant (...)
- 10 La théorie du cerveau triunique (où par exemple le cerveau reptilien est en charge des comportement (...)
53▪
la mémoire (présupposée autant par le signe que par la catégorie), qui
emmagasine des informations susceptibles d’être retrouvées
ultérieurement à la demande ;
▪ l’intention (avec le désir et
la croyance, qui en sont le soubassement) ainsi que la décision. Quel
que soit le statut que leur donnent les divers paradigmes cognitivistes9,
ces « états mentaux » prennent place dans la séquence d’envoi
d’instructions aux muscles. Que le degré de conscience d’une décision
et la place exacte de cette dernière dans la séquence soient des
phénomènes très controversés aujourd’hui10 n’enlève rien à leur importance.
54La catégorie, la mémoire et le signe allongent la sémiose, mais, surtout, renforcent sa socialité.
55Nous
sommes ainsi amenés à dépasser le cadre étroit du rapport individualisé
entre le sujet et l’objet, dans lequel on ne peut enfermer ni
l’anasémiose ni la catasémiose.
56Dans
le cas de cette dernière, on peut par exemple observer que
l’outil – qui est un instrument de catasémiose (Groupe µ
2013) – est de plus en plus souvent devenu un outil collectif. Pour
reprendre un exemple de Paolucci :
la capacité d’une équipe de
chirurgiens de résoudre des problèmes ne se situe pas dans leurs
représentations ni dans les actions des membres individuels de l’équipe.
Au contraire, elle se distribue plus globalement dans
l’intersubjectivité de l’équipe, dans les artefacts matériels du
laboratoire déterminant les perceptions de chaque individu, dans les
répertoires de procédures et de protocoles qui règlent le savoir-faire
de l’équipe et enfin dans les inférences que ladite équipe produit au
cours de l’opération à partir des expériences précédentes. La cognition
et la pensée ne sont plus considérées comme une partie de l’esprit et ne
sont plus dépendantes des inférences d’un individu spécifique, mais
sont distribuées à l’intérieur de systèmes plus complexes que nous
devons donc analyser en tant que Gestalten irréductibles à une somme de
parties. (Paolucci 2012 : 306)
57Il
faut donc penser les instances que sont les usagers et les
tâches comme des « nœuds d’un système fonctionnel entièrement
supra-individuel, dans lequel l’activité cognitive a lieu parce qu’elle
est distribuée entre des instances coparticipantes à l’activité en
cours » (2012 : 306). Une socialisation dans laquelle routine,
individus et outils sont étroitement associés.
58Cette
intrication est particulièrement spectaculaire avec les produits de la
complexification technique : la mise en marche d’un module
d’exploration interplanétaire suppose assurément une chaîne
d’innombrables de dispositifs, tant anasémiotiques que catasémiotiques,
comme aussi une collectivité nombreuse et soudée d’intervenants divers,
solidairement responsables. Et il est de fait que nombre d’outils
structurent des relations sociales (laboratoire, cockpit d’avion de
ligne, salle d’opération, mais aussi bibliothèque ou autobus). Mais
cette imbrication se manifeste spectaculairement dès les débuts de la
vie sociale, qu’elle soit animale ou humaine. La chasse en groupe et les
activités guerrières en offrent de bons exemples. Tout groupe impliqué
dans une tâche peut donc être considéré comme un outil, et, pour le dire
d’une manière plus imagée, il est lui-même une part intégrante des
outils qu’il mobilise. À la limite, un État peut être considéré comme un
outil (on a décrit le IIIe Reich comme une
« machine de guerre »), comme aussi une philosophie ou une
idéologie : la chrétienté ou l’islam peuvent, dans certaines de
leurs manifestations historiques, être décrits comme tels.
- 11 Edwin Hutchins (1996), pour qui la cognition est nécessairement une « cognition distribuée » : un s (...)
59On
doit donc compléter la description des processus d’anasémiose et de
catasémiose, dont seule la manifestation individuelle avait été
commentée jusqu’à présent. Il est à présent évident qu’un important
continuum relie le sens et un autre corps : le corps social. Le
sens est donc un système distribué sur une multiplicité d’instances,
l’individu n’étant que l’une d’elle11.