Éthique et bien-vivre

1 Yves Pélicier. – Monsieur, nous aimerions bien recueillir votre enseignement sur la situation de l’éthique aujourd’hui, qui paraît être, beaucoup plus qu’une mode, une véritable demande.

2 Paul Ricœur. – Oui, c’est une demande, qui ne vient pas seulement de milieux professionnels de la santé, mais qui résulte de multiples situations de décisions impliquant des valeurs. Le rapport médical est un rapport avec la souffrance, avec la mort… posant un problème vrai avec autrui, très spécifique du rapport entre le soignant et le soigné.

3 Je suis très intéressé par la question parce que très soucieux de la destinée d’un certain nombre d’idées (auxquelles je tiens beaucoup dans le domaine moral) quand elles se trouvent confrontées à des professionnels et aussi à des situations marquantes de la vie, comme précisément le rapport à la maladie et à la mort.

4 Je suis parti sur une conception à trois étages du problème moral, à savoir, l’éthique, la morale et la sagesse pratique.

Et à chacun de ces étages, il doit y avoir une implication médicale.

5 Je ne veux pas laisser réduire l’éthique à la moralité du devoir. L’éthique plonge dans le désir d’accomplissement. Pour moi, c’est le fond ultime du problème moral, au sens large du mot. C’est le souhait de réalisation. Donc, ce qui est fondamentalement mis en jeu par la maladie et la perspective de la mortalité, c’est, justement, cette mise en position du désir non seulement de vivre, mais de bien vivre, c’est-à-dire dans un accomplissement où je trouve satisfaction.

6 Pour moi, la deuxième composante de ce désir de vivre bien, c’est que l’Autre, ou un Autre, y est toujours impliqué. Un Autre, proche dans les rapports de l’amitié ou de l’amour, ou un Autre lointain, qui n’est pas un intime, mais qui est dans un rapport professionnel, par exemple, et donc dans un rapport à travers les institutions. Je dis que cela nous intéresse ici parce que le médecin se trouve, avec le patient, dans un rapport qui touche au désir d’accomplissement de son malade, car il se trouve dans une proximité qui ressemble à celle de l’amitié. Mais ce rapport passe aussi par l’institution, parce que la compétence du médecin fait partie de l’institution médicale.

7 Par conséquent, d’une certaine façon, le rapport médical parcourt les trois moments de l’éthique, le souhait de vivre bien, avec un Autre qui a un visage et la médiation de l’institution. Mais, l’éthique n’est pas tout. Le désir de vivre bien doit subir le test de l’obligation morale, où il rencontre des interdictions autant que des devoirs. À un troisième niveau, enfin, le devoir lui-même doit passer l’épreuve de la décision sage, prudente, face à des situations concrètes singulières.

8 Le rapport médical parcourt non seulement les trois moments de l’éthique, mais les trois niveaux de l’expérience morale : le souhait de vivre bien, l’obligation morale, la décision sage et prudente.

9 C’est une démonstration parfaite, et c’est une manière de représenter le rapport médical qui ne peut qu’interroger tous les professionnels de santé. Mais, justement, l’éthique médicale et biologique, telle qu’elle est conçue actuellement, déborde les professionnels de santé.

10 Quel est le statut de la santé, dans tous les sens – d’abord dans le sens des Grecs – et en quoi la santé est-elle, aussi, profondément, une recherche éthique ?

11 Je me demande si l’on ne pourrait pas retrouver le problème en faisant un détour : quel est le contraire de la santé ? Voilà où je veux en venir… Si l’on considère son aspect négatif, la santé, c’est affronter un certain négatif avec un certain succès. L’homme sain se définit par des pouvoirs. La maladie, elle, est d’abord une incapacité. On est atteint dans son « je peux », et on l’est par le « je ne peux pas ». La capacité n’est pas seulement une capacité physique, celle de faire des choses, de se mouvoir, de travailler. C’est aussi la capacité de se raconter soi-même, de se reconnaître, de parler, d’être responsable. Si bien que le négatif de la santé serait peut-être aussi marqué par les multiples figures de la souffrance, qui est une réponse à toutes les figures d’incapacité.

12 J’ai écrit une fois un petit texte – plutôt pour des amis psychiatres –, un texte qui s’intitulait « La souffrance n’est pas la douleur [2][2]Communication faite au colloque organisé par l’Association… ». Toutes les formes de souffrance m’atteignent dans tout l’éventail de mes capacités, de mon pouvoir être et pas seulement de mon pouvoir faire. Par exemple, les psychanalystes ont rencontré une incapacité d’un type très particulier, c’est l’incapacité de se raconter soi-même, accablé que l’on est par des souvenirs insupportables ou même incompréhensibles ou traumatiques. Il y a là un trauma qui est beaucoup plus vaste que la notion d’agression physique, soit blessure, soit atteinte microbienne ou production par soi-même d’un tissu anarchique comme le cancer. Il y a là une incapacitation, si j’ose dire, qui est organique, mais il y a tellement de niveaux du souffrir… Autant il y a de niveaux du souffrir, autant il y a de niveaux de santé.

13 En vous écoutant, j’ai retenu un mot que vous avez utilisé, le mot « négatif ». Nous trouvons souvent dans la médecine des maladies mentales la notion de ces régions négatives de l’existence, où l’individu est en quelque sorte enfermé, au point qu’à aucun moment il ne peut échapper à cette condition de captivité dont parle Gabriel Marcel. Ne sommes-nous pas tentés de concevoir l’éthique comme ce qui va à la rencontre du négatif pour le combattre ? Vous avez écrit au sujet de la « vie bonne ». Et la « vie bonne » n’est pas forcément ce qui s’exprime au niveau du négatif, loin de là. Comment peut-on faire pour que notre réflexion éthique échappe à cette vague de négativité, je dirais même de dolorisme, que l’on peut lire dans un certain nombre de textes ?

14 En sens inverse, on est peut-être aussi sous la menace, aujourd’hui, d’une prétention, la demande de ne pas souffrir, la demande de ne pas être malade et même la formulation d’un droit à la santé, qui est, peut-être, une revendication énorme, même contre le corps médical. Cette exigence de résultat peut devenir intolérable, comme si la médecine devait me mettre à l’abri justement de la souffrance. Je crois qu’il faut, aussi, poser le problème éthique profond que le bonheur n’est pas incompatible avec la souffrance.

15 Par « bonheur », vous entendez la « vie bonne » ou c’est autre chose ?

16 Par « bonheur », j’entends la capacité à trouver une signification, une satisfaction dans l’accomplissement de soi. L’idée que ceci est complètement exclusif de toute souffrance est, je crois, une idée dangereuse, qui amène à des déceptions, si l’on n’a pas intégré dans sa propre éducation qu’il doit y avoir une place pour le souffrir… Par ailleurs, vous avez raison. Je vois bien le danger du dolorisme. C’est, d’une certaine façon, une sorte de culture de la souffrance. Certainement, ce n’est pas ce dolorisme que j’avais en vue, mais, plutôt, ce que j’appelais autrefois, dans mon travail, « le consentir ». Consentir à de l’inéluctable. Il faut intégrer l’inéluctable dans un projet de conquête, dans un projet sain, qui est donc antidoloriste de ce point de vue-là. D’abord, il n’est pas nécessaire de souffrir. Le conflit suffit. Je suis, inévitablement, dans des situations conflictuelles… Tout le monde ne m’aime pas. Je dois intégrer ça dans mon projet de vie, dans mon horizon de vie. C’est en ce sens que je dis que bonheur et malheur ne sont pas des contraires qui s’excluent.

17 Il y a un vocable anglo-saxon, le terme coping, qui veut dire faire face, affronter. J’ajoute toujours, dans la définition, « faire en sorte que l’on retourne la situation, afin qu’elle devienne positive ». C’est un terme que nous utilisons beaucoup, à propos des malades du cancer par exemple, pour signifier que le faire face est une des nécessités de la vie jusqu’au bout. C’est un faire avec et un faire au-delà de ce qui paraît possible. Pourrait-on dire qu’il y a nécessité de donner plus de vie dans la réflexion éthique, par exemple sur le problème du « ne pas subir », une sorte de volontarisme… D’une certaine façon, ne peut-on penser que la « vie bonne », pour prendre votre expression, c’est aussi une vie où l’on se défend où, parfois, (fighting spirit), on se bat ? Est-ce qu’il n’y a pas, là, un message pour tous ceux qui sont dans la maladie, la souffrance, le manque…

18 Je pense, d’ailleurs, qu’il y a, là, tout un enracinement biologique, du côté des systèmes immunitaires. La vie, le vivant, se protège. Le fait que certaines maladies soient liées aux déficits immunitaires indique bien que la vie, c’est aussi ce que disait Bichat : « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Il y a donc, aussi, cette résistance à la mort. Alors, comment négocier entre la lutte contre la mort et une sorte de… je ne dirais pas d’amitié avec la mort, mais, en tout cas, d’acceptation, de consentement à la mort. C’est peut-être ça, de loin, le plus difficile… parce qu’il existe une sorte de volontarisme, qui peut être amené à être brisé. Alors, comment introduire dans le volontarisme une négociation avec ? Coping, ce serait peut-être ça, négocier avec l’adversité ?

19 À l’heure actuelle, dans le domaine de l’éthique, quels que soient les aspects professionnels, on est devant une demande éclatée. Pourtant, il me semble bien entendre, dans vos propos, qu’il y a un certain nombre d’exigences qui pourraient être communes à tous ces aspects dispersés et dispersants de l’éthique. Après tout, les questions soulevées par l’informatique et la confidentialité des cartes à mémoire, par les problèmes dentaires, où les aspects économiques deviennent d’une telle importance que cela peut empêcher les soins (pour ne prendre que quelques exemples). Toutes ces questions ont-elles quelque chose en commun qui pourrait définir une sorte d’éthique générale ?

20 Je voudrais revenir sur cette question de la confidentialité, parce que nous avons parlé, jusqu’à présent, comme si le malade était seul à se battre. D’une certaine façon, c’est vrai, personne ne peut le remplacer. Il est insubstituable dans sa confrontation avec la souffrance et l’horizon de sa mort. Mais j’ai, tout de même, tenu à introduire, dès le début de la définition de l’éthique, le souhait de vivre bien, avec et pour les autres. C’est-à-dire qu’il me paraît tout à fait essentiel d’introduire aussi, dans cette volonté de faire face, l’aide d’un autre. Nous avons toujours besoin de l’aide de quelqu’un qui contribue à l’effectuation de nos capacités. C’est là où la solitude doit être compensée par quelque chose que j’appelle le « bon conseil », dans un petit texte à la fin de Soi-même comme un autre, lorsque je passe de l’éthique à la morale et de la morale à ce que j’appelle la décision concrète, la sagesse pratique. Je dis que, finalement, la solitude doit être compensée par une « cellule de bon conseil ». Par exemple, devant l’acceptation de la mortalité, le rapport entre le malade, l’équipe médicale et la famille constitue une « cellule de bon conseil ».

21 Ce n’est pas l’institution abstraite, ce n’est pas la foule dans la rue, ce n’est pas, non plus, la solitude, mais quelque chose qui serait, par rapport à la maladie, ce que l’amitié peut être dans les rapports de bonne santé, de partage quotidien. Ça me paraît important parce qu’il y a des décisions à prendre : va-t-on continuer les soins ? va-t-on tenter de risquer une opération dangereuse… ? La pesée des risques doit se faire à plusieurs. Je serais pour compenser la solitude de la décision par le partage des risques, dans ce que j’appelle la « cellule de bon conseil ». C’est une entité… qui n’est ni le nous ni le il, qui est une relation de proximité au-delà de l’aspect institutionnel.

22 La confidentialité, en ce sens, doit être replacée dans le cadre de cette « cellule de bon conseil », dont elle constitue la dimension déontologique.

Éthique et réciprocité

23 Vous n’utilisez pas beaucoup le mot de « réciprocité ». Est-ce qu’il y a un statut éminent de la réciprocité, qui pourrait être justement un des aspects porteurs de cette éthique médicale, ou y aurait-il, là, une supercherie ? Y a-t-il un statut fort de la réciprocité, ou est-ce que, quelque part, on ne se paye pas de mots ?

24 Certainement qu’il y a un piège, mais, avant le piège, il y a une impossibilité. Il est quand même très frappant de constater que les situations qui appellent l’éthique sont des situations asymétriques. Je veux dire que l’un est le malade et l’autre, le médecin. Où est la réciprocité là-dedans ? Elle est dans l’échange de la parole, du geste, et se situe à l’intérieur de ce que je viens d’appeler la « cellule de bon conseil ». Mais, vous avez une limite à la réciprocité, qui est l’insubstituabilité. L’insubstituabilité est la limite à l’idée d’aide et à la capacité de « se mettre à la place de ». On ne se met pas « à la place de ». En tout cas, se mettre « à la place de », ce n’est pas occuper la place de l’autre, car ce serait le chasser de sa place… Le problème, c’est, justement, de rejoindre l’autre à sa place, mais sans se substituer à lui. D’abord, c’est impossible. Le médecin, à chaque fois qu’il accompagne un mourant, ne se substitue pas à lui. Il lui survit. Il est le survivant de tous ses moribonds. À son tour, il sera un moribond…

25 Ce problème d’asymétrie me trouble beaucoup, parce qu’il est constant. Vous l’avez au tribunal, entre le juge et l’accusé.

26 C’est toute la théorie des rôles. On ne change pas de rôle sans difficulté. Chacun son rôle.

27 En imagination, je peux faire quelque chose comme me mettre à la place de… mais ce n’est pas occuper sa place…

28 Certes. Néanmoins, est-ce qu’il ne serait pas humain, pour des gens en position de puissance, de tenter, au moins en imagination, d’échanger les rôles, pour comprendre ? Est-ce que, quelque part, nous nous trompons ou trompons-nous les autres, avec un tel souhait ?

29 Il y a un niveau où la réciprocité s’impose. Mais, c’est dans l’estime et dans le respect, et ce n’est pas dans la capacité d’être ou de faire. Où sommes-nous insubstituables et où la réciprocité est-elle, pourtant, attendue ? À mon sens, c’est dans l’estime et dans le respect. C’est dire que le fou, le moribond sont encore des hommes. Il faut que je m’adresse encore à eux comme étant des êtres humains. Mais cela ne veut pas dire que je peux me substituer à eux. Qu’est-ce que la réciprocité des insubstituables ? C’est là que réside le paradoxe…

30 Souvent, le raisonnement économique permet de dire des choses affreuses sans avoir l’air de les dire. Par exemple, « on ne peut plus soigner des gens d’un certain âge » ou « il n’est presque pas normal de soigner certains malades très graves ou de grands infirmes mentaux », etc. Je dois savoir qu’avec mon regard de soignant j’ai la possibilité de restituer à cet autre souffrant ce qui lui manque… ou pourrait lui manquer, sans moi. Je suis le garant de sa totale humanité. En dépit de sa démence, il demeure une personne, ou alors je renie ma propre humanité.

31 Le problème, c’est la frontière entre deux horizons, pour les soins. S’agit-il de réintroduire le malade dans la communauté bien portante ou, si nous y avons renoncé, sommes-nous entrés dans le rapport palliatif ? Alors, qu’est-ce que le respect d’autrui, quand les soins ne sont plus que palliatifs ? Que devient la réciprocité, lorsqu’elle n’a pas pour ambition, encore moins la capacité, de restituer la santé, mais seulement d’accompagner à la mort dans la plus grande dignité ? Où se réfugie la réciprocité ? Dans l’exigence que celui qui va être le survivant mobilise ses ressources de mortel, avec les réserves intactes de sa mortalité, si je puis dire, de son « faire face à la mortalité ».

32 Je crois que vous donnez la réponse dans la mesure où il y a des insubstituables, domaines qui ne sont plus traitables. Peut-on, dans ce cas, se contenter d’une éthique du renoncement ? Cela n’est pas possible. À ce moment-là, on invente, dans tous les sens possibles. On invente des conduites de substitution. Par exemple, le palliatif est un peu ça…

33 Je pense, tout d’un coup, à des propositions que j’avais lues dans Éthique et médecine[3][3]Peter Kemp, Éthique et médecine, tr. fr. Else-Marie…, le livre d’un Danois, Peter Kemp, lorsqu’il dit ceci : « Ce qui reste d’humain, le dernier retranchement de l’humain, c’est la capacité d’entrer dans le rapport “donner-recevoir”. »

34 Donner-recevoir, lorsqu’on ne peut plus faire. Et défendre, jusqu’au bout, cette capacité d’échange dans le donner-recevoir. C’est un petit peu ce que vous disiez tout à l’heure : ce que vous recevez dans le regard de vos malades. C’est l’apprentissage de votre propre humanité. De ce point de vue-là, il faut aider le grand malade, le mourant, à être encore un donateur, pas simplement un recevant

35 Bien certainement. Je pense que le drame de la vieillesse, c’est, à un moment, l’incapacité de donner. On n’est plus que celui qui reçoit. Il y a une cruauté de la famille, qui serait étonnée qu’on la traite de cruelle, car elle fait tout pour la personne âgée. Cette expression « on fait tout pour » est un alibi très général. Or, il y a un moment où l’être, vraisemblablement, ne peut survivre que si on lui permet de donner.

36 Aider l’autre à donner… D’ailleurs, on rencontre cela dans les textes de psychiatrie transculturelle : le don. Toute la psychologie du don (je pense à Marcel Mauss) est une chose fondamentale. Mais, n’est-ce pas un peu oublié dans l’éthique contemporaine ? Y a-t-il une réflexion éthique du don ? J’ai pris l’exemple des personnes âgées, mais c’est également vrai dans le cas des débiles. Le mongolien qui donne à sa mère un caillou fait quelque chose pour être avec les autres. Dans ce que vous exprimez comme le donner-recevoir, n’y aurait-il pas, là, quelque chose qui devrait être un peu réappris, à une époque où l’on fait tout, où l’on assiste… ?

37 C’est très proche d’un autre aspect, de ce que j’ai appelé, tout à l’heure, la « cellule de bon conseil », parce que c’est dans ce cadre préinstitutionnel, ou hyper-institutionnel, que peuvent être cultivés les échanges à la limite de l’impossible.

Éthique et exception

38 Ce serait la justice…

39 Dans la mesure où la justice est une sorte d’égalité. Il s’agit, en effet, dans une situation radicalement asymétrique, de réintroduire le maximum possible de symétrie.

40 Le concept fonctionne bien. Je dirais même qu’il est très utilisable sur le plan pédagogique. Effectivement, ce problème de l’asymétrie, nous le rencontrons constamment, dans tout le langage des soins. Probablement le rencontre-t-on, aussi, dans le langage magistral.

41 Mais oui. Les grandes philosophies de la justice se sont toutes heurtées au problème des situations inégalitaires, qu’il s’agisse de partage de biens marchands monnayables ou de position d’autorité. Tout le monde n’occupe pas des positions d’autorité. Donc, rien n’est partagé égalitairement. Et le problème de la justice est justement le traitement de situations inégales.

42 Aristote a bâti toute sa théorie de la justice sur ce qu’il appelait la justice de proportionnalité, par opposition à la justice arithmétique, dans laquelle chacun reçoit la même part. On donne proportionnellement à l’un, en fonction de sa contribution, par rapport à la contribution d’autrui, dans une équation à quatre termes : A est à B ce que C est à D. C’est donc une égalité de rapport et non une égalité des parts.

43 Comment s’arrange-t-on avec l’économie, justement ?

44 C’est une règle économique de base, la proportionnalité. Les Grecs étaient venus à cette idée par les proportions : A sur B = C sur D. Analogia, c’est la proportionnalité analogique. D’où l’idée de justice proportionnelle « analogique » : introduire un rapport analogique entre des inégaux. C’est vrai que l’arrivée à la mort, c’est l’arrivée à l’inégalité entre celui qui est et celui qui va ne plus être, rupture absolue de la présence mutuelle.

45 Sophie Duméry. – Quand vous parlez d’inégalité devant la mort, c’est une inégalité prospective, car un individu sait qu’il a un avenir, et un autre sait qu’il n’a pas d’avenir. Celui qui sait, qui croit qu’il a encore un avenir ne se vit pas comme mourant. Et celui qui ne sait pas que l’autre a encore un avenir, le médecin, par exemple, dit : « À mon avis, cet individu a une survie de tant de mois ou de tant de semaines. »

46 Paul Ricœur. – Cette incertitude… Il est important de maintenir cette incertitude. Mais, je ne sais pas… est-ce que vous vous sentez de dire : « D’après moi, vous en avez pour trois mois » ?

47 Yves Pélicier. – D’abord, sur le plan éthique, c’est un abus de langage, c’est un abus de pouvoir. Ensuite, si, à un moment, on était en mesure de faire un pronostic, est-ce que l’on sait de combien d’espérance un individu a encore besoin avant de mourir ? Encore un peu d’oxygène… Encore un peu d’espérance… Il y a là quelque chose qui nous fait énormément problème, non pas à propos de l’euthanasie, qui est un autre problème, souvent gonflé, plus dans un but médiatique que dans la réalité.

48 Oui, je trouve qu’on prend, trop souvent, pour référence, des cas limites ou des cas rares.

49 Vous remarquerez que ces cas rares, ou limites, outre leurs aspects intéressants pour l’information, le journalisme, finissent, à un certain moment, par devenir une manière de gérer des réalités qui sont pourtant très rares. Et on se demande si, quelquefois, on n’a pas la tentation de légiférer à partir de cas limites. Je pense, en particulier, au domaine de la procréation. Parce que, dans la réalité, les cas à prendre en considération sont relativement limités et classiques. N’y a-t-il pas une inflation, à l’heure actuelle, qui serait une espèce de romantisme éthique… ?

50 Une espèce de sensationnel, oui, de l’exceptionnel. Parce que c’est très tentant de réfléchir sur les limites. Cela prend beaucoup de temps et c’est très instructif. Il y a des cas limites, qui n’ont pas de valeur paradigmatique. C’est une question de simple bon sens. Je pense à ces femmes qui se font inséminer après soixante ans. Les gens disent : « Pourquoi pas, puisque vous admettez qu’un homme puisse avoir un enfant après soixante ans ? » Oui, mais il n’a pas besoin de la médecine pour ça. Tandis que, là, vous détournez la médecine, qui cesse d’être thérapeutique pour devenir « de convenance ». Cela n’a aucune valeur curative, éthique. On voit ici la limite entre ce qui relève de la convenance et ce qui reste du ressort du curatif, du thérapeutique. C’est un problème qui touche ce que j’appelle la « sagesse pratique ».

51 Je me permets de dire que les problèmes vraiment difficiles de la morale ne sont pas de choisir entre le Bien et le Mal. Les cas bien plus difficiles sont ceux où l’on doit choisir entre le gris et le gris. C’est ce qui est arrivé dans la législation sur l’avortement. C’est aussi choisir entre le Mal et le Pire. Nos sociétés ont essayé de traiter plus ou moins bien – ou mal – soit la prostitution, soit la drogue… Heureux celui qui a à choisir entre le Bien et le Mal. Mais que faire quand on a à choisir entre le Mal et le Pire ? On a souvent évoqué ces gens qui, pendant la guerre, devaient désigner des victimes pour en sauver d’autres… Ce sont plus que des cas d’école… mais bien des situations réelles, qui se sont présentées bien des fois…

52 Au fond, l’éthique nous invite constamment à prendre parti. Elle serait alimentée constamment par les conflits. Ce qui n’est pas une nouveauté…

53 Ce que les juristes appellent les hard cases, les cas difficiles, sont ceux que l’on ne voit pas sous quelle règle placer. Il faut donc inventer une sorte de règle ad hoc. C’est ce qui est arrivé avec l’affaire de la contamination par sang transfusé. On ne pouvait recourir à l’accusation de meurtre. Alors, on s’est rabattu sur celle, trop faible, de commerce de produits avariés. Maintenant, on a une accusation, peut-être trop forte, d’empoisonnement. Là, il faut inventer, à la fois, la norme et le jugement. Ce sont de vrais problèmes.

54 Autrefois, vous aviez – elle existe toujours – la jurisprudence, dans l’ordre juridique, mais aussi la casuistique, dans l’ordre moral. La casuistique a acquis une mauvaise réputation, parce que ce serait une façon de contourner les normes. Mais la vraie casuistique, c’est, justement, de créer des normes pour des cas singuliers. Ce qu’Aristote appelait « équité » pour la distinguer de la « justice ». Dans la justice, on connaît la règle. Dans l’équité, il faut la trouver.

55 Je pensais, en vous écoutant, à ces manuels, qu’on ne trouve plus, même au Quartier latin. Ces manuels de casuistique sont les ancêtres, d’une certaine façon, de nos questions d’éthique médicale et biologique, de manière étonnante.

56 Absolument. Je crois que cela fait le jugement prudentiel. Les Latins avaient traduit par prudentia ce que les Grecs appelaient phronèsis, et qui était le mot des tragiques grecs. Dans Antigone, le chœur dit sans cesse à Créon : « tu n’as pas su phronêin », c’est-à-dire porter un jugement modéré sur une situation complexe et comprendre que ton frère est, à la fois, l’ennemi de la Cité, mais aussi ton frère. Alors, dois-tu l’enterrer ou pas ? Il faut trouver la solution juste d’un problème contradictoire. C’est ça, le phroneîn, la phronèsis, la prudence.

57 Comment concevoir, justement, l’importance d’Antigone, avec tout ce qu’on a pu écrire, dans l’imaginaire occidental, depuis des siècles ? Je pense, bien sûr, au livre de Steiner…

58 J’ai fait une petite analyse d’Antigone, justement, dans Soi-même comme un autre, qui n’est pas très originale. Je crois que les deux protagonistes ont raison. Ce qui est très différent du tragique cornélien, où l’on oppose le devoir et le plaisir. C’est difficile parce qu’il y a deux devoirs, deux devoirs apparents, tout au moins, deux devoirs étroits. L’un a une vision étroite du devoir politique, et l’autre une vision étroite des devoirs familiaux : à aucun prix, pour Antigone, il ne faut sacrifier un frère, même si c’est un ennemi. Le tragique grec, c’est la destruction mutuelle. Tout le monde meurt.

59 Justement, on a l’impression que c’est un répertoire de la complexité de l’éthique.

60 Parce que c’est la Cité, la politique, la famille, le rapport avec le monde infernal, le monde des morts. C’est pour ça que je suis très heureux qu’on soit revenu un peu à Antigone, plutôt qu’à Œdipe. Ce retour est naturel parce qu’il est question d’une relation, je ne dirais pas simple, mais une relation, en tout cas, dont les rôles sont connus : le père, la mère, les fils, la fille. Si Antigone touche tellement les lecteurs, c’est que c’est un rôle féminin très singulier. Antigone n’est ni mère, ni épouse, ni fille : elle est sœur. C’est-à-dire le seul rapport non sexuel, et même sous la protection de l’inceste. Elle a un fiancé, Hémon, qui disparaît. Le rapport frère / sœur est un rapport extraordinaire. Nous avons comme comparaison, dans le domaine hébraïque, Abel et Caïn, deux frères, David et Absalon, qui étaient, peut-être, d’ailleurs, en rapport homosexuel, plus ou moins…

61 On se fait à l’idée qu’on n’a pas donné le temps à Antigone d’aller jusqu’au bout. Peut-être s’agissait-il d’aboutir à un parricide ? De toute façon quelqu’un devait mourir. C’est un peu le choix dont nous parlions tout à l’heure : quelqu’un doit mourir. En principe, c’est le malade qui meurt, plutôt que le médecin, le plus vieux, plutôt que le plus jeune… etc.

62 Est-ce que, d’une certaine façon, nous ne serions pas en train d’élaborer des hiérarchies où il serait presque normal (cela a été avancé, en particulier, dans certaines théories eugéniques) que l’individu faible doive disparaître ? Un des risques permanents de l’éthique, dont il faut que la médecine prenne conscience, ne serait-il pas de créer entre les individus, des hiérarchies, des gens en plus ou en moins, qui auraient plus ou moins de droits ? Un économiste américain a parlé de gens qui étaient « plus ou moins des personnes ». Il y a là quelque chose d’effrayant…

63 C’est pourquoi j’insiste tellement au début – par-là, je boucle le cycle – sur la notion de capacité. Parce que c’est dans la capacité d’être Homme que réside le caractère respectable. Or, cette capacité n’est pas considérée dans cette analyse-là. C’est simplement la performance qui est prise en compte. Nous sommes, quand même, une société dans laquelle on mesure les gens à leurs performances, et non pas à leurs capacités, dont certaines sont empêchées par la société, par la vie, par la maladie. J’essaie de rejoindre ce que j’appelle l’homme capable, derrière l’homme inefficace, derrière l’homme impuissant.

64 Un collègue de santé publique m’a dit que, dans les manuels français pour les enfants, les manuels scolaires, le handicap n’était presque jamais pris en compte, ou mentionné, comme s’il y avait quelque part, justement, un tabou.

65 Oui. C’est vrai qu’on ne voit pas, dans les livres d’enfants, des boiteux ou des aveugles…

66 Il y a le bossu, quelquefois, qui est sympathique…

67 Ni d’enfant handicapé, moteur ou psychique… parce qu’ils font peur aux enfants.

68 Je me rappelle que j’étais au Canada, il y a une trentaine d’années, lorsqu’il y a eu l’affaire de la thalidomide. Une de mes collègues à l’Université de Montréal était chargée de l’équipement orthopédique d’enfants qui n’avaient plus de bras. On avait la possibilité de les faire écrire avec les pieds. Ça a été refusé par tous les pédagogues, parce qu’on était trop loin de la forme humaine familière. S’il n’y a pas de ressemblance à la forme humaine, c’est inacceptable par les enfants. Il fallait plutôt avoir recours à des appareils orthopédiques, extrêmement compliqués, pour les mouvements nécessaires. Alors qu’on pouvait y arriver, plus simplement, avec les pieds.

Éthique et dogmatisme

69 Christian Ballouard. – En raison de la relation asymétrique, dont la première est celle de la mère et de l’enfant, un enseignement de l’éthique est-il possible, d’autant qu’il s’agit de penser par soi-même ? Relativement à la réflexion herméneutique dont vous parlez, peut-il y avoir une pédagogie de l’éthique ? Comment ne pas confondre pédagogie de l’éthique et enseignement de l’éthique ?

70 Paul Ricœur. – Je crois qu’il faut refuser de faire la distinction. Je veux dire, par là, que, si on veut initier des jeunes, des enfants même, aux problèmes éthiques, il faut les faire réfléchir sur des cas : « Comment jugeriez-vous dans tel cas ? » Autrement dit, l’entraînement par la casuistique, au bon sens du mot. Il faut partir de cas où il y a, à première vue, plusieurs solutions, et les amener à trouver quels sont les bons arguments : pour quelles raisons, finalement, choisira-t-on ceci plutôt que cela ? Plutôt que de partir sur la morale de Platon, de Kant… Ce que j’ai appris, autrefois, chez Gabriel Marcel, c’est de toujours apporter des exemples : vous voulez parler de la justice ? Demandez-vous pourquoi ceci est injuste. Partir de l’indignation et, alors, redresser l’élan émotionnel, l’indignation, pour retrouver l’argumentation. Derrière le sentiment, l’émotion brute, retrouver la force argumentative enfouie dans les sentiments.

71 Yves Pélicier. – Comme toujours, il faut reprendre le chemin. Il y a, là, quelque chose qui s’oppose aux aspects dogmatiques de certaines pédagogies. Je crois que l’une des choses qu’il nous faut absolument éviter dans ce domaine, c’est le dogmatisme.

72 Oui, c’est pourquoi il faut faire apparaître le côté plausible (au sens fort de ce qui mérite d’être plaidé) de plusieurs côtés. Je crois que c’est très important comme valeur éducative. Le danger inverse du dogmatisme est dans le scepticisme et le relativisme, qui sont des formes de défaitisme, face aux complexités de la vie. Comme je le disais, tout à l’heure, les choix difficiles sont entre gris et gris, et, plus encore, entre noir et plus noir.

Notes

  • [1]
    Dialogue avec le Pr. Yves Pélicier, psychiatre (dans le cadre des travaux du Laboratoire d’éthique médicale et de santé publique de la faculté de médecine de l’université Paris-V). Réalisé le 27 septembre 1994 à Paris, il a été publié dans Éthique médicale ou bioéthique ?, sous la dir. de Hervé Christian, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • [2]
    Communication faite au colloque organisé par l’Association française de psychiatrie à Brest, les 25 et 26 janvier 1992. Le titre du colloque était « Le psychiatre devant la souffrance ». Le texte de cette communication a été publié dans Psychiatrie française, numéro spécial, juin 1992, et dans la revue Autrement, « Souffrances », n° 142, février 1994.
  • [3]
    Peter Kemp, Éthique et médecine, tr. fr. Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Tierce, 1987.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/08/2022
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