1Une anthropologie des émotions est-elle possible ? Depuis la publication de Knowledge and Passion : Ilongot Notions of Self and Social Life
de Michelle Rosaldo (1980), on s'est engagé en Amérique dans cette
direction en insistant sur le rôle des émotions dans la construction du
soi. On peut même parler d'une école, ou plus exactement d'une
orientation, délibérément constructiviste. Cette entreprise n'est pas
sans précédent : en France, par exemple, avec Lévy-Bruhl et sa
notion de « pensée primitive », en Angleterre, avec
Radcliffe-Brown et sa théorie des « sentiments » (qu'il
attribue d'ailleurs à Durkheim), aux États-Unis, avec l'école dite
Culture and Personality, rassemblant Ruth Benedict, Margaret Mead et
bien d'autres. La réflexion anthropologique sur les émotions reflète une
attitude d'ambivalence vis-à-vis des affects caractéristique de la
pensée européenne. On trouve cette attitude chez Durkheim lorsqu'il
avance l'idée que la raison se dégage progressivement de la sphère des
émotions dans le développement de la civilisation. La raison
« civilisée », c'est-à-dire la raison européenne, serait
purifiée des émotions qui « ternissent » la pensée sauvage... Y
aurait-il dans la manière dont nous concevons les émotions l'hypothèse
qu'elles prévaudraient à l'origine, et, dans notre théorie de
l'évolution, du progrès, un essai d'évacuation des affects ?
2Il
est clair qu'on ne peut pas s'interroger sur les émotions sans disposer
d'une définition de la catégorie même d'émotion ainsi que sur ses
connotations « affectives ». L'ethnologie exige, ici comme
ailleurs, une critique de son propre appareil conceptuel, une critique
qui ne saurait être totalement lucide puisqu'on ne peut jamais – selon
Wittgenstein – construire une langue de commentaire (une métalangue)
totalement indépendante de la langue-objet. Là réside, me semble-t-il,
l'un des grands dangers de l'ethnologie « chez soi » :
elle risque de perdre ce point de vue critique, plus facile à préserver
lorsqu'elle étudie les autres sociétés, celles du moins qui parlent une
langue distincte de la nôtre. Pour créer un « vrai » regard
ethnographique notre anthropologie européaniste ne doit-elle pas
recourir à une médiation, celle de l'expérience de l'altérité, qui passe
par les recherches, les lectures, les préjugés culturels, les
engagements personnels, les fantasmes ? Ces médiations, toujours à
la limite du non-conscient, une sorte de condensation, imprégnée
d'émotion, résultant de nos rencontres avec l'altérité, sont
certainement parmi les facteurs décisifs de toutes les recherches sur
les affects. Une focalisation – ou mieux peut-être, une projection – sur
les émotions d'un Autre, qui opère logiquement à la façon d'un tiers,
nous permet de repérer les émotions de ceux que nous étudions (ils sont
alors « libérés » de nos projections affectives), de
distinguer le climat affectif des relations que nous entretenons avec
eux, fait de distance, de rupture.
3Dans l'introduction de leur collection Language and the Politics of Emotion,
Catherine Lutz et Lila Abu-Lughod soulignent les liens étroits entre le
discours populaire et le discours savant sur les émotions :
« Intimement liées à la parole sur le soi mais considérées comme
éléments inférieurs de celui-ci du fait qu'elles trouvent place dans le
corps, les émotions restent envisagées de cette façon désobligeante dans
le discours anthropologique, mises à part quelques exceptions toutes
récentes. Elles sont donc représentées comme la dimension de
l'expérience humaine la moins contrôlée, la moins construite, la moins
apprise (d'où son universalité), la moins publique et, du même coup, la
moins susceptible d'être soumise à l'analyse en termes de société et de
culture » (1990 : 1, traduction de la rédaction).
4Pourtant,
les recherches les plus récentes, notamment celles présentées dans
cette collection, soulignent, selon elles, la richesse des
interprétations en termes de société et de culture. Elles mettent en
question précisément l'idée reçue selon laquelle les « émotions
seraient de l'ordre de l'intériorité, de l'irrationnel, de la
nature » (1990 : 2, notre traduction).
5Cette
approche poserait aussi les bases théoriques pour une histoire des
émotions susceptible de rendre compte des changements dans l'économie
passionnelle d'une société, des réévaluations conceptuelles, morales et
esthétiques des états affectifs, ainsi que de l'apparition et de la
disparition des émotions comme l'acédie (Jackson 1985), le transport
(Nahoum-Grappe supra) et la mélancolie. Il faut encore signaler l'étude socio-historique de l'amour, Liebe als Passion,
due à Niklaus Luhmann, d'orientation fonctionnaliste et qui tend à
naturaliser les émotions, Véronique Nahoum-Grappe nous rappelle les
étroites relations entre l'expression littéraire du transport aux xviie et xviiie
siècles et les connaissances médicales de l'époque, les images, la
figuration des symptômes. Les changements dans la description du
transport sont-ils liés à l'évolution du discours médical ?
Assiste-t-on à la disparition d'un symptôme homologue à celui du
transport ?
6Dans
nombre d'études, notamment en anthropologie psychologique et
psychanalytique, mais aussi dans celle d'orientation phénoménologique,
les émotions sont considérées comme universelles ; elles pourraient
certes être déclenchées par divers facteurs sociaux et culturels mais
elles resteraient semblables pour l'essentiel, d'une société à une
autre. Les psychologues comme P. Ekman, toujours en quête d'expressions
corporelles des affects (faciales) qui seraient
« panculturelles », essaient de distinguer des émotions
élémentaires (la colère, la peur, la tristesse, le dégoût et le bonheur)
et des émotions secondaires (l'amour, la nostalgie). Dans une tentative
(naturalisante) d'insérer les émotions dans la théorie de l'évolution,
des psychologues (dans la plus pure tradition darwinienne) cherchent
dans les animaux des analogies avec l'expression des affects
humains : par exemple, le froncement de nez et la rétraction de la
lèvre supérieure dans le dégoût (Rozin et al. 1993). Ces approches universalistes sont souvent accompagnées d'a priori
sur l'existence de besoins émotionnels, innés et nécessaires (le besoin
d'aimer, celui d'être aimé) ainsi que d'une sociopsychologie
fonctionnaliste. Les rites et les pratiques thérapeutiques
éveilleraient, par exemple, les affects repoussés dans la psyché qui
cherchent alors à s'exprimer (abréaction, catharsis).
7Catherine
Lutz et Lila Abu-Lughod constatent que cette démarche tend à masquer
les rapports entre la vie affective et son contexte social et culturel.
Elles réaffirment pour leur part la nécessité d'étudier les émotions
d'un point de vue comparatif, non « naturaliste » en ce qu'il
montre leur variabilité et souligne les relations qu'elles entretiennent
avec le contexte. Pour elles, on doit considérer les émotions comme des
constructions qui, tout à la fois, répondent à certaines conditions
socioculturelles et jouent un rôle déterminant dans la formation, ou
tout au moins dans la définition, de ce contexte. Autrement dit, les
émotions ont un effet pragmatique dans divers discours et, en signalant
un contexte, elle peuvent jusqu'à un certain point contribuer à le faire
naître.
8Plusieurs auteurs dans ce numéro de Terrain
choisissent d'étudier les émotions en tant que discours ; mais
comme Lutz, Abu-Lughod et d'autres chercheurs de leur orientation, ils
emploient cette notion de discours, dans la signification que lui a
donné Michel Foucault, avec – me semble-t-il – un même manque de rigueur
et sans se pencher sur sa dimension politique. Lutz et Abu-Lughod,
quant à elles, parlent des discours sur les émotions et des discours qui
provoquent les émotions, mais ne cherchent pas à différencier entre le
discours qui parle des affects et le discours qui les exprime ; de
plus, elles ne prennent pas en compte les interactions entre
représentation et expression des émotions.
9Mais
peut-être faut-il commencer par poser la question : y a-t-il des
discours, des énoncés, des paroles (peu importe ici la distinction) qui
ne soient pas émotionnels ? Il est évident que toute énonciation
est lourde d'une dimension affective « portée » par le style.
Elle peut être soulignée, ignorée, masquée ou niée d'emblée par les
conventions du discours ou encore par un choix conscient ou inconscient
(celui-ci restant cependant toujours, même dans ce dernier cas,
assujetti aux règles discursives).
10L'idée
même de discours émotionnel doit être considérée comme constitutive de
la théorie (ou de l'idéologie) des émotions à l'intérieur d'une société
et, à mon avis, elle y participe comme y participent les affects nommés
et attribués, ou représentés (l'amour, la colère, l'envie) dans
l'organisation conceptuelle des passions de cette société. Les
catégories génériques (émotion, affect, sentiment, passion) et leurs
sous-catégories (amour, colère, dégoût, envie) fonctionnent comme des
représentations de l'état physiologique ou mental (je m'enfonce
inévitablement ici en faisant comme si j'admettais la possibilité de
localiser et de représenter les émotions) et comme des locutions
contextualisantes ou performatives. Cette théorie de la localisation et
de la représentation des affects opère aussi à un niveau
métapragmatique : elle nous fournit la notion même d'émotion
(l'émotionalité), c'est-à-dire la possibilité de séparer entre
« émotion » et des émotions, de les situer dans un champ de
références et de les insérer dans les processus pragmatiques. Elle nous
offre de plus la possibilité de les « lire », de les
incorporer dans une vision du monde.
11Je
ne peux pas développer cet argument dans les limites de ce commentaire,
mais je tiens à insister sur son importance. Métapragmatiquement, le
pouvoir (au sens large) se manifeste dans tous les discours, y compris
ceux qui se disent « émotionnels ». Toutes les études connues
de moi sur les émotions et qui s'intéressent au discours ne s'adressent
qu'aux effets du pouvoir des discours émotionnels et non aux mécanismes
par lesquels ils obtiennent ce pouvoir. Elles ne s'intéressent pas non
plus aux mécanismes au travers desquels ces discours contribuent à
dissimuler leur force, leur « intégration » dans les relations
institutionnalisées de pouvoir. Ce faisant, elles contribuent à cette
« mystification ».
12Dans son étude des émotions en Grèce égéenne, Evthymios Papataxiarchis (cf. supra)
critique ce qu'il appelle « une forme modérée de
constructivisme » ; c'est-à-dire qu'il critique une position
constructiviste qui, supposant que les idées sont construites à partir
de quelque chose préexistant et ne sont pas, de ce fait, de pures et
simples constructions, distingue « émotions préculturelles »
de « sentiments culturels ». Il remarque qu'un certain
essentialisme peut imprégner les arguments anti-essentialistes. Il faut
lire, à ce propos, l'essai tout à fait remarquable de Daniel Rosenberg
(1990) dans la collection de Lutz et Abu-Lughod. Rosenberg constate que
la manière dont Michelle Rosaldo (1980) et John Kirkpatrick (1985)
extrayaient et commentaient (abstracted and glossed) les noms
des « émotions » a permis d'établir leur place – et donc la
possibilité de leur « existence » – dans la vie quotidienne.
En soulignant par exemple le terme qui désigne une émotion dans une
langue qui ne s'oriente pas grammaticalement autour de la
nominalisation, on risque de fabriquer chez autrui une autre attitude
face aux émotions, d'imposer à cet autrui une autre psychologie. On peut
certes envisager une psychologie (si on peut même employer ce mot) qui
résisterait à toute délimitation terminologique des « états
intérieurs ». Il faut analyser les conversations concrètes, selon
Rosenberg, pour découvrir les foyers d'intérêt indigènes rendus par le
lexique et la syntaxe. Ils sont accentués, à mon avis, par les
« théories » dérivées de la structure linguistique et sont
articulés, soit directement, soit indirectement (métaphoriquement par
exemple), en termes psychologiques (Crapanzano 1992).
13Les
langues européennes ont en commun (malgré certaines variantes) une
grammaire de nominalisation, ou du moins qui focalise sur les catégories
délimitées et délimitables (voir nos systèmes de classification et leur
valorisation scientifique) ; elles pourraient donc nous rendre
aveugles face aux autres champs linguistiques (épistémés) dans lesquels
ce que nous désignons par « émotion » est déployé et évalué.
Comme Papataxiarchis, on peut critiquer une optique néocartésienne qui
postule un objet (« une émotion préculturelle ») auquel une de
nos catégories affectives se réfère, mais il faut admettre que cette
critique reste dans les limites de notre système linguistique qui donne,
comme Michael Silverstein (1976) le souligne, la priorité à la fonction
référentielle par rapport aux fonctions langagières (pragmatiques,
poétiques).
14Peut-on
insérer cette critique dans une argumentation beaucoup plus vaste sur
la structure de la signification, sur la relation entre le mot et son
référent (réel ou mental), et par extension sur la nature de
l'imitation ? Cette approche nous permet, me semble-t-il, de
considérer notre théorisation des émotions comme une sorte de
« théâtralisation » de nos obsessions épistémologiques et de
nous interroger sur les relations entre ces obsessions – leur
théâtralisation – et les conditions sociales dans (et par) lesquelles
elles se produisent.
15Il
faut se rappeler qu'à côté de cette théorisation il existe une énorme
littérature descriptive et dramaturgique des émotions, qui bascule
symptomatiquement entre le réel et le fictif – une littérature qui a
donné lieu à des débats moraux d'une gravité parfois mortelle. Les
paramètres de ces débats on changé au cours des siècles, mais ils
s'articulent très souvent autour de la relation entre le contenu moral
(et, par conséquent affectif) d'une œuvre et les états passionnels
qu'elle suscite. Dans « Le voile d'honnêteté et la contagion des
passions », Cecilia Gallotti nous montre que la « querelle sur
la moralité du théâtre » de la deuxième moitié du xviie siècle français – une période marquée par la transition du theatrum mundi
au théâtre des passions – s'est constituée de cette façon. Les
accusateurs, les jansénistes et les oratoriens, se sont moins intéressé
au contenu qu'au fonctionnement de la communication théâtrale, moins à
une passion particulière qu'à la concupiscence commune à toutes les
passions. « Le théâtre ne peut être l'objet d'une
moralisation : quel que soit le sujet qu'il met en scène, fût-il le
plus moral, il libère une énergie passionnelle par essence contraire à
la morale, et comme telle non réformable. » Les dangers dénoncés
visent le corps, les états physiologiques, la contagion des émotions, le
transport hors de soi...
16Un siècle plus tôt, au temps du concile de Trente, les Pères de l'Église, qui s'inquiétaient de l'effet de la musique nouvelle (ars nova)
sur les célébrants, usèrent d'une argumentation semblable. Celle-ci
trouve ses origines chez saint Augustin et Platon. « Goûter la
mélodie tout en suscitant la dévotion », remarque Denis Laborde,
telle était la contradiction à résoudre par l'autorité ecclésiastique.
« Il convient de se méfier par principe des émotions qu'une
réalisation musicale est susceptible d'éveiller en nous : ce peut
être la porte ouverte à tous les abus. Mais en même temps, à condition
qu'elles soient maîtrisées par l'autorité religieuse, de telles émotions
ne peuvent qu'embellir la prière... »
17Et
les Pères essayèrent de maîtriser ces émotions en conférant des règles
précises au style musical. Nous nous trouvons en présence d'une
discipline des émotions qui rappelle la discipline de la sexualité mise
en évidence par Foucault. Il faut souligner l'objet de cette
réglementation : le style, ce registre expressif qui porte les
affects – et la rupture entre ce support des émotions et sa perception.
18Il
est certainement plus facile de réglementer le style que d'imposer un
régime émotionnel à un individu. Mais notons l'existence en Europe de
toute une industrie (religieuse, pédagogique, psychothérapeutique,
chimiothérapeutique) qui vise à une telle imposition. Elle mérite
l'étude. Dans plusieurs modes de psychothérapie, par exemple, on regarde
le patient comme une sorte de « conteneur » d'émotions
pathologiquement endiguées qui doivent être relâchées – articulées,
exprimées, réarticulées – afin d'obtenir la guérison. C'est généralement
la parole qui déclenche les émotions et les soumet à une articulation
disciplinée. Le silence est toujours suspect – c'est un symptôme de
résistance, de refoulement, d'oubli. Les victimes d'agression
rencontrées par Dominique Dray préfèrent souvent le silence à la parole
qui renvoie à leur entourage qui « parle trop ». Dominique
Dray s'est obligée à se taire et a appris le pouvoir communicatif du
silence. « Toute l'intense activité développée par les victimes et
leur entourage pour essayer de retrouver un ordre, alors que ce retour à
l'état antérieur est impossible » (supra). Victimes,
elles resteront toujours, et comme telles en marge du groupe social (en
France du moins). « La peur enlève une partie de vous-même »,
dit Andrée, une femme agressée.
19On
voit ici que le rôle de la parole n'est pas seulement de déclencher et
d'ordonner les émotions. En nommant les affects, elle peut aussi
protéger ceux qui écoutent de l'expérience des émotions désignées. La
représentation des émotions sert ainsi à imposer un ordre à l'émotivité
qui est toujours à la limite du contrôle. Le silence, me semble-t-il,
doit être compris dans cette perspective. Il peut jouer un rôle
transgressif dans l'organisation affective d'une société : d'où son
efficacité rhétorique et thérapeutique.
20Il est remarquable que les traités de rhétorique du xviie
siècle ne comparent pas l'orateur à l'acteur alors même que, chacun à
leur manière, ils éveillent tous deux les passions du public. La
rhétorique passait même pour être supérieure à l'art dramatique. C'est
certainement lié à ce que l'on estime être de l'ordre de la vérité ainsi
qu'à l'évaluation conventionnelle de la moralité des praticiens. A la
différence du comédien, écrit Cecilia Gallotti, l'orateur doit
« éprouver réellement et exprimer sincèrement les passions ».
En situant le siège des émotions dans le corps, ou dans l'âme, on crée
la brèche entre les perturbations physiologiques ou psychiques appelées
les « émotions » et leur expression. Cette brèche, qui doit
être considérée au niveau conceptuel comme une donnée variable selon la
culture, permet tous les débats sur la condition du comédien (faut-il
éprouver ou dissimuler les émotions de son personnage ?), sur
l'état moral (hypocrite ou sincère) d'un acteur social, et sur la
transparence ou l'opacité de l'âme. Peut-on considérer nos descriptions
quasi obsessionnelles des états passionnels dans la littérature, la
philosophie, la psychologie comme une réponse à la terreur de l'inconnu
qui peut être écartée par l'attribution à l'autre d'une émotion définie,
située dans le tréfonds de celui qui vous fait face ?
21Les
approches des discours émotionnels se partagent en deux. Il y a d'abord
celles qui regardent le discours comme une sorte de monologue où la
notion de discours n'est qu'un substitut pour les notions totalisantes
de « culture » ou de Weltanschauung ; et il y a
celles qui le considèrent plus dynamiquement comme un dispositif
interlocutoire. La première approche a tendance à isoler l'émotion de
son contexte social en la cantonnant dans l'individu. La seconde peut la
localiser dans le jeu entre les interlocuteurs où elle – son
expression, son attribution – peut déterminer (pragmatiquement) la
définition du contexte d'énonciation, l'évaluation du contenu de
l'interlocution et la caractérisation des interlocuteurs – leurs
positions l'un vis-à-vis de l'autre. Cette approche souligne la
dimension politique de tout discours émotif, y compris celui de la
résistance qu'on doit comprendre dans un sens beaucoup plus actif et
plus créatif que les ethnologues américains ne le font.
22Il
est fort possible qu'au niveau théorique, par son insistance sur la
localisation d'un affect quelque part dans l'individu, la première
approche, que nous considérons ici idéologiquement comme un symptôme de
notre individualisme, contribue à masquer le rôle rhétorique de
l'expression et de l'attribution des émotions : autrement dit, elle
dissimule la (micro-) politique des émotions. Il se peut que dans
d'autres cultures qui ne partagent pas notre individualisme, cette
politique que nous nous dissimulons dans nos propos sur les émotions se
révèle par exemple dans les discussions sur la normativité des relations
sociales (Howell 1981). Livrant la valeur pragmatique de l'émotivité,
on pourrait même dire qu'il y a toujours une compétition entre les
interlocuteurs : à qui appartient une émotion ? (voir mon
essai, « Glossing emotions », dans Hermes' Dilemma).
Rappelons-nous ces conversation si fréquentes dans nos comédies de
boulevard, et dans nos vies : « – Je t'aime. –Non, c'est moi
qui t'aime. –Tu ne m'aimes pas, pas vraiment, pas comme moi. –Pas comme
toi ? Comment peux-tu le dire ? Que sais-tu de moi ? –Ne
te fâche pas, je t'en prie. –Je ne suis pas fâché. –Mais si, tu es
furieux. –Non, c'est que je t'aime. »
23Cette
compétition émotionnelle est gouvernée par les conventions discursives,
y compris dans le fait qu'elle prend place dans un genre de
communication convenable. Quand les femmes bédouines d'Égypte sont
touchées au vif par les commérages, elles peuvent se protéger selon
Abu-Lughod par un changement dramatique de propos, de registre du
discours. Elles chantent un petit poème qui décrit souvent ce qu'elles
ne peuvent pas dire dans leurs conversations ordinaires, à savoir leurs
sentiments intimes d'isolement, de regret, de vulnérabilité. Le fait
qu'elles soient obligées d'exprimer ces sentiments dans une forme
littéraire contraignante est sans doute révélateur de leur notion de soi
et de la valeur qu'elles donnent à la vie affective et, plus
généralement, intérieure (besoin de contrôle, formulation esthétique,
attitude de stoïcisme).
24Dans
les villages de l'Alentejo, au Portugal, où a travaillé Miguel Vale de
Almeida, les hommes sont soumis à un régime affectif rigoureux qui les
empêche d'exprimer toute une gamme d'émotions, plutôt dépressives, qui
sont associées aux femmes. Comme ailleurs dans le monde méditerranéen,
les hommes de l'Alentejo « ne sont jamais supposés exprimer
librement des sentiments et des émotions qui mettent en cause l'image de
la force et de l'autosuffisance masculines ». Mais certains poèmes
(décimas) récités dans les cafés permettent aux hommes
d'exprimer des sentiments « féminins » – l'amour, la trahison,
la peur de la mort – inadmissibles en d'autres circonstances. La
récitation de cette poésie leur permet, selon Vale de Almeida,
« sinon de briser, du moins d'assouplir les frontières qui séparent
féminin et masculin ».
25Dans
les cafés égéens, selon Papataxiarchis, les hommes entre eux ont
l'occasion d'exprimer certains affects (comme la bonne humeur, kefi) qui se distinguent des affects qu'ils ressentent hors de la communauté masculine (sympheron)
et qui différent plus encore du sentiment, essentiellement viril, de
l'honneur chez les bergers décrits par John K. Campbell (1964) et
Michael Hertzfeld (1986). (Il faut attirer l'attention sur l'importance
d'une légère ivresse – c'est un sujet à approfondir – dans l'éveil des
émotions.) Constatant l'importance de l'identité sexuelle (gender)
dans l'économie passionnelle égéenne, Papataxiarchis souligne le rôle
des émotions dans la construction du moi. Pour lui, les Grecs disposent
« de multiples conceptions du moi applicables, et donc
constitutives du moi, dans différents contextes ». Pourtant il
n'est pas du tout certain qu'une conception du moi soit constitutive du
moi. Les émotions qui naissent par exemple de l'intérêt personnel
pourraient valoriser une relation au moi qui ne rendrait pas compte du
rôle de l'autre, de l'interlocution dans son expression ; de même,
d'autres émotions comme le philotimo (l'amour d'honneur)
pourraient accroître le rôle, ainsi que Papataxiarchis lui-même le
remarque, de cet autre, de cette interlocution. L'émotivité peut donc
favoriser un regard sur le moi qui met en évidence une indépendance, une
continuité, le général ou bien un autre regard qui souligne, au
contraire, la dépendance à l'égard de l'autre, la discontinuité, le
particulier. Confondre le conceptuel et le constitutif, c'est s'empêcher
d'apprécier le pouvoir des émotions dans le jeu social.
26Il
se peut que cette réflexion critique trouve sa source dans le fait que
je vis aux États-Unis, pays où la question du moi et de l'autre se pose
d'une manière encore plus cruciale qu'ailleurs. Produit d'une société
d'immigrés aux origines très diverses, d'un individualisme exubérant
jamais libéré d'un conformisme exigeant, d'une réticence à toute
centralisation et d'une culture contestataire toujours aux limites de la
violence, l'anthropologie américaine des émotions, surtout dans son
insistance sur les relations entre les émotions et le self, est
nécessairement marquée par ses origines. Une anthropologie faite par
les Européens sur les émotions (européennes) doit aussi prendre
conscience de son enracinement afin de pouvoir prendre de la distance
par rapport aux assertions psychologiques et philosophiques
« allant de soi ». Une telle critique a besoin de médiations.
Elle requiert cette perspective liée à la confrontation avec une autre
théorie (qui permet la triangulation nécessaire au regard
ethnographique) même si paradoxalement cette théorie provient d'une
société qui, malgré sa différence, partage la même origine.